Il était un roi à qui trois fils étaient nés. Un jour, le roi eut envie de se retirer dans l'une de ses demeures secondaires. Il quitta donc son palais accompagné de quelques serviteurs, sans prendre la peine de laisser des recommandations à ses fils, qu'il laissa livrés à eux-mêmes.
Avec le temps, les trois princes délaissèrent peu à peu l'éducation que leur père leur avait donnée. L'un devint un voyou connu et redouté dans tout le royaume, l'autre passait son temps à manger et à dormir, quant au dernier il entretenait une relation avec une femme de mauvais genre, dilapidant le trésor royal pour lui offrir les vêtements et les bijoux qu'elle exigeait.
Le moment du retour sonna finalement et le roi rentra au palais. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en apprenant ce que ses fils étaient devenus ! Il les convoqua trois sur le champ, afin de les sermonner et de les châtier comme il convenait.
À la lecture de cette courte histoire, peut-être trouverez-vous ce roi un brin naïf. Puisqu'il impose à ses fils son absence, acceptant par là même [1] les dérives possibles qui pourraient s'ensuivre, de quoi se plaint-il ? En fin de compte, il ressemble à un homme qui n'a que ce qu'il mérite.
Oh, comme il est tentant de se montrer sévère envers ce roi ! Quelque part, il agace. Et sa révolte finale, c'est nous qu'elle révolte. Mais posons-nous la question : serions-nous aussi impitoyables dans notre jugement si nous nous retrouvions à sa place ? Car ce roi inconscient et ses trois princes bien trop libres pour grandir droit, ne sont évidemment qu'une métaphore. Chacun d'entre nous pourrait par exemple s'identifier à l'un des princes, mais tel n'est pas le propos de l'article, qui s'intéresse plutôt, au devenir d'une relation sapée par le désinvestissement de l'un des protagonistes. Celui qui nous intéresse, c'est bien le roi.
En dépit du fait qu'elle révèle « simplement » du vide, l'absence[2] génère paradoxalement un poids démentiel. Car réfléchissons un instant : ce vide, que représente-t-il ? Il représente l'invitation, non, l'obligation la plus impérative de continuer sur le chemin de la vie, sans la compagnie de celui qui s'en est retiré. Car s'inscrire aux abonnés absents, se mettre soi-même en pause si l'on peut dire, n'a pas pour effet de mettre en pause l'existence des autres. On s'arrêtes, très bien, mais la vie continue, avec ou sans les absents. Par contre, il est vrai qu'une absence, qu'elle soit subite[3] ou qu'elle s'impose peu à peu malgré les dénégations, justifications et autres apparences, peut ébranler l'entourage. Mais une fois le choc de la surprise passé, la ou les personnes délaissées sont bien obligées de faire face !
Les exemples sont nombreux…
Oui, dans tous ces cas et dans tellement d'autres encore, le mouvement de la vie reprend ses droits.
En tout état de cause, l'absence a des conséquences. Insistons bien sur cette idée, il est faux de croire que l'absence ne serait rien, au nom du fait que l'absence serait du vide et que le vide n'est rien. Dans ce monde, le vide n'existe pas. Et quand on croit le créer, on le remplace en vérité par autre chose. Quand on s'absente, on ne crée donc pas du vide. On crée une place, laquelle se remplit aussitôt par des sentiments négatifs (la frustration par exemple) ou positifs (la volonté par exemple) qui n'existaient pas avant et qui, à présent qu'ils existent, deviennent un puissant moteur d'évolution, dans le mal ou dans le bien d'ailleurs.
Que sera devenue la personne délaissée quand l'autre, celle qui s'était absentée, refera surface et reprendra contact ? Eh bien, elle sera devenue, justement. Elle aura changé.
Aussi curieux que cela paraisse, la personne jadis absente ne voudra pas admettre cela. Elle pourra même en tenir rigueur, exprimer son incompréhension pour ne pas l'avoir attendue, pour ne pas avoir cessé d'exister en son absence, pour ne pas s'être mis en pause comme elle-même s'était mise en pause. En fait, pour ne pas avoir accepté de subir les conséquences de son propre abandon. Le cruel manque de réalisme que voilà ! Avoir déserté la vie quant la vie demandait d'être là, ne peut être le prétexte à des récriminations quand on constate que la vie a suivi son cours, même sans nous. Par contre, ce peut éventuellement être le prétexte pour reconstruire ce que notre départ a causé… s'il n'est pas trop tard.
[1] Quand on démissionne, on en accepte en effet les conséquences tacitement. Au risque de paraître dur, prétendre ensuite « Je ne savais pas », n'est qu'un pis-aller pour justifier, bien mal d'ailleurs, sa propre inconscience.
[2] C'est bien ce que nous venons d'appeler le désinvestissement, et qui se caractérise par un manque de conscience, de volonté ou de raison au quotidien.
[3] Nous ne parlons pas ici des cas de décès, que D.ieu nous en préserve, mais bien des démissions délibérées.