« L' allée de la mort »
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Chaque jour, j'emprunte un passage singulier. Il s'agit d'une allée qui longe plusieurs sociétés, et par laquelle les salariés passent donc en se rendant à leur travail ou en le quittant. C'est aussi le lieu où ils prennent leurs pauses, unis par le geste alors qu'ils fument leurs cigarettes. Ce lieu, j'ai choisi de l'appeler « l'allée de la mort ».

Le lecteur se demandera sans doute pourquoi avoir choisi une appellation aussi morbide ?

Eh bien, il y a plusieurs raisons à cela. La plus superficielle est que la cigarette favorise la maladie, dont on sait bien où elle mène. Du reste, comment pourrait-on l'ignorer, quand l'industrie de la cigarette placarde sur les paquets qui en contiennent, sur la majeure partie parfois, que fumer tue ? Cynisme abject avec lequel on accuse le fumeur pour son mauvais choix (avoir acheté des cigarettes), tout en lui fournissant directement l'occasion de le faire ! Fumer tue les uns mais fait vivre les autres… en les enrichissant.

La seconde raison, plus sémantique, réside dans l'opposition des mots « allée » et « mort ». Une allée c'est justement un chemin fait pour aller, pour avancer, pour perpétuer un mouvement qui symbolise le mouvement de la vie, tandis que la mort renvoie au contraire à l'arrêt du mouvement, à l'interruption de toute avancée. Comment ne pas repenser au Gaon de Vilna[1] qui, alors qu'il reposait sur son lit de mort, saisit ses tsitsith et dit en substance : « On peut acquérir la félicité éternelle pour à peine quelques sous ! ». Une somme modique suffit à acquérir ces fils blancs, échos du mont Sinaï[2], écho de D.ieu, écho de la Vie. En ce monde, on peut évoluer et produire le délicieux mouvement de la vie à si peu de frais…

C'est sans doute pourquoi l'expression « l'allée de la mort » s'imposa à mon esprit, tel un jeu de mots rendu cohérent par l'immense paradoxe qu'il décrit. Une allée préposée non plus pour la marche mais bien à l'arrêt. Ceci m'amène à la troisième raison, la plus profonde, et qui tient en une question motivée par ce même jeu de mots. Si l'on considère l'allée de la mort comme une métaphore générale, il faut se demander : qu'est-ce qui peut bien amener l'individu à s'arrêter[3] alors même qu'il serait en mesure d'avancer ?

La question a de quoi faire réfléchir, au moins parce qu'elle traduit un fait parfaitement anormal, illogique… et pourtant largement observable. Pour la renforcer davantage, soulignons qu'elle implique moins l'absence d'un désir de changement, que la justification d'un désir d'immobilité. La nuance est décisive. Nous ne parlons pas d'une personne bloquée, nous parlons d'une personne qui se bloque !

Or le monde est tellement propice au changement, au mouvement, à l'accomplissement de soi[4], qu'y cultiver l'arrêt devrait interpeller aussitôt. On devrait réagir avec énergie, s'insurger contre une fixité volontaire, assumée, que celle-ci concerne soi-même ou son prochain, la refuser comme on refuse une aberration, tout comme au fond on refuse… la mort[5].

Seulement on ne le fait pas, ou si peu. Comme nous l'écrivions, on préfère plus volontiers assumer son immobilisme. Mais d'abord l'est-il vraiment ? Assumer n'est-ce pas déjà contenir et utiliser ? Ici, nous avons manifestement affaire au phénomène inverse : c'est l'immobilisme qui contient l'être, l'utilise, le retient et le tue symboliquement. Ce n'est pas l'homme qui consume sa cigarette, c'est la cigarette qui consume l'homme. L'objet n'est plus celui que l'on pense et finalement, quand le fumeur propulse son mégot d'une pichenette, on en arrive à se demander : est-ce bien le mégot qui s'en va heurter le trottoir et y rester, fini, inutile ?

Le lecteur l'aura compris, nous naviguons là aux frontières de la métaphore, entre le signifiant et le signifié. Il n'est pas question d'assimiler le fumeur au mégot qu'il laisse derrière lui, mais plutôt de susciter une interrogation existentielle. L'interrogation que tout homme soucieux de lui-même, que tout Juif conscient de son essence sublime, qu'enfin tout Juif sensible au parfum du mois d'Elloul dans lequel nous nous trouvons, doit se poser. Suis-je à l'arrêt ou suis-je en mouvement ? Ai-je tout terminé ou puis-je (re)commencer ? Vais-je laisser le temps passer et m'user ou vais-je le saisir de toutes mes forces et y graver ma volonté ?

Dans la vie en général, pendant le mois d'Elloul en particulier, il faut décider quelle dimension conférer à l'allée de la mort. Y a-t-il une allée ? Y a-t-il la mort ? Y a-t-il une avancée ? Y a-t-il l'arrêt ? Repensons à ces salariés prenant leur pause, unis par le geste écrivions-nous. En fait, ils ne le sont pas ! Même s'ils se retrouvent pour fumer comme un seul homme, ils ne sont pas unis. Ils sont seuls, oui, seuls dans leurs allées respectives, dans leurs trajectoires existentielle propres. Et si leurs allées personnelles semblent se superposer ici et maintenant, ce n'est que pour alimenter l'illusion de ce monde. L'illusion d'un monde qui permet de se regrouper, parfois pour ne pas avoir à rejeter seul le mouvement de la vie, pour se consoler en s'arrêtant mais à plusieurs, peut-être des années, de longues années perdues pour soi-même même si elles furent sacrifiées en groupe. Piètre consolation…

Dans les ténèbres de ce monde, sur « l'allée de la mort », il n'y a en réalité qu'un choix à faire. Marcher. Et, si on en a les forces, inciter son collègue à marcher lui aussi. On peut même faire quelques pas ensemble, le temps d'une promenade ou le temps d'une vie. On peut même se tenir la main et s'étreindre, si une 'houpa [6] a été entre-temps dressée sur le chemin. On peut d'entraider, et même on le doit. On peut croire que l'on avance ensemble, collés, unis, inséparables. Là aussi ce n'est qu'une illusion, même s'il n'est pas dangereux de croire à celle-ci, à condition de garder à l'esprit que chacun marche en réalité sur son chemin à lui.

Nous comprenons incidemment pourquoi la mort est une illusion. Dans « l'allée de la mort », la mort n'est là que pour être refusée. Elle existe, elle hante endroit… uniquement pour qu'on lui tourne le dos, ensuite de quoi, ayant rempli sa fonction, elle disparaît. La mort, l'épreuve, l'échec, ce n'est qu'une brume inconsistante qui se dissipe devant qui choisit d'avancer et de la traverser, dévoilant un chemin tellement plus engageant qu'une sombre allée. Un chemin qui n'attend que d'être emprunté.

Notes

[1]  Géant spirituel ayant vécu au 18ème siècle.

[2]  Et vous vous confectionnerez des tsitsith sur les coins de vos vêtements, pour vos générations (Bamidbar 15,38).

[3]  Par exemple sur sa souffrance, sur son doute, sur sa culpabilité.

[4]  Repensons au Gaon de Vilna !

[5]  Nous associons volontairement la mort à une aberration car, dans la vérité absolue des choses, elle l'est effectivement. Cela deviendra manifeste dans les temps futurs où, la mort ayant elle-même disparu, nous profiterons éternellement de la splendeur de D.ieu, appelé si justement par nos Sages « Le Vivant des mondes » dans une certaine bénédiction alimentaire.

[6]  Dais nuptial.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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