À la fin de la première partie de cet article, nous nous interrogions concernant la grille de lecture d'un certain scénario. En découvrant un bien immobilier qu'il souhaitait éventuellement acquérir, un homme réalisa combien la petite annonce qui en vantait les qualités était fausse. De façon très inattendue, il se mit à observer avec un intérêt soutenu, une bicoque présentée comme une « maison de caractère » entourée d'un terrain qui avait tout du terrain vague ! À l'issue de sa réflexion, l'homme déclara vouloir acheter le bien.
En un mot et contre tout attente, notre homme n'a jamais acheté ce qu'il a vu à l'instant présent, mais ce qu'il a vu en se projetant dans le futur. Dit autrement, il a acheté ce que la maison et le terrain pouvaient devenir.
Cette attitude, cette occasion donnée à l'être de se projeter, de donner une chance à un avenir qu'il décide prometteur, à en être quasiment l'instigateur[1], un paresseux ne pouvait le faire. Le paresseux, ici, n'est plus un défaut. C'est une autre attitude, une posture défaitiste, pessimiste, mortifère, qui étouffe le devenir potentiel et donc l'évolution des événements, c'est-à-dire ni plus ni moins que la vie elle-même.
Cette scène fictive, dont nous pourrions faire un paradigme de l'existence, recèle deux secrets.
D'abord, notre homme n'a pas assimilé ce qu'il a découvert à un état de fait d'autant plus désespérant qu'il aurait été jugé immuable, mais plutôt à un potentiel, c'est-à-dire une situation pouvant évoluer. Face à nombre de difficultés de l'existence, décider que la situation n'est pas figée, qu'il reste encore quelque chose à faire, modifie radicalement l'approche que l'on en a et les forces dont on dispose pour en sortir.
Le second secret, c'est qu'en un instant aussi bref que lucide, notre homme osa[2] croire qu'il pourrait devenir un moteur de changement. Pour ce faire, une certaine dose d'amour-propre était certes indispensable, car sans cela comment aurait-il pu faire confiance à sa propre personne et s'octroyer un tel rôle ? Un rôle au fond merveilleux, exemple même d'optimisme, par lequel l'être s'autorise à croire qu'un potentiel brut peut un jour passer du rêve à la réalité.
Terminons par une parenthèse justement consacrée aux rêves.
Certains rêves sont faits pour le rester, d'autres sont faits pour se concrétiser. C'est le cas des rêves préparant la réalisation, ces rêves synonymes d'ambition, comme celui de cet acheteur enthousiaste à la vue d'un terrain abandonné. À une nuance près : aussi vrai qu'il n'est pas bon de désirer tout connaître par exemple[3], il n'est pas bon de désirer réaliser tous ses rêves.
Et puis, il y a le cas de ces rêves qui gagnent à durer.
Quoi qu'en disent certains scientifiques pour lesquels dormir et donc rêver ce ne serait pas vraiment vivre, le rêve fait partie de la vie. Selon les Sages du Talmud, quiconque passe sept jours[4] sans rêve est appelé « mauvais » (Berakhoth 14a). Le mal étant incompatible avec la vie puisque lui disparaîtra un jour tandis que la vie continuera, on en déduit que dans la vie il faut rêver un peu… Le monde de l'imaginaire doit parfois rester un monde en lui-même, un monde où l'homme peut se rendre librement afin de puiser quelque sérénité, soit du réconfort, soit de l'inspiration, soit une reconnexion à son intimité, avant de revenir dans le monde réel qui, seul, garantit sa réalisation personnelle.
Car il faut savoir s'extirper du fantasme et retourner à la réalité. Le fait que l'univers fantasmatique ne doive jamais devenir l'univers principal, nous semble une idée si importante que nous invitons humblement le lecteur à y méditer. Combien d'individus ont été tentés de se réfugier[5] dans le fantasme ? Déçus par l'existence, tellement plus dense, tellement plus brute, tellement plus prompte à décevoir, ils ont fui vers un havre de douceur, à la manière d'un enfant peiné réclamant le giron maternel. Même si la formulation pourra sembler crue, ayons le courage d'accepter que se réfugier dans l'imaginaire n'a jamais aidé personne à panser ses blessures. Se réfugier dans l'imaginaire aide uniquement à oublier ses blessures. Et même si l'oubli a ses vertus, mieux vaut généralement essayer de guérir tout en ayant conscience de ses maux, plutôt que de garder ses maux tout en poussant sa conscience à les ignorer.
[1] À la manière d'une mère qui accouche d'un enfant, tout homme a la faculté d'engendrer l'avenir dont il décide en quelque sorte, même si tout reste soumis à la volonté divine : nombreuses sont les pensées dans le cœur de l'homme, mais c'est le dessein de D.ieu qui l'emporte (Michlei 19,21).
[2] L'utilisation de ce verbe sous-entend bien un choix délibéré.
[3] Le prochain article sera consacré à cette assertion assez déroutante de prime abord.