L'homme deviendrait-il une machine ?
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« Nous vivons dans un monde ultra-connecté ». Derrière ce constat, déjà galvaudé alors que le monde connecté vient à peine de naître, se cache une directive silencieuse.

Une directive silencieuse qui pèse sur chaque individu, quoi qu'il en dise. Nous pourrions tout aussi bien la qualifier de dictature. Oui, le terme est fort. Mais il est juste. Il désigne l'invitation pressante à utiliser tous les moyens modernes disponibles afin de recevoir, de relayer ou de créer de l'information. Quel est le sens d'une telle invitation ? Vivre avec son temps, entend-on souvent dire. Et puis aussi… rester connecté. Tel est le mot-clé, le mot qui à lui seul véhicule le but et le privilège.

Ainsi, être « connecté » c'est accéder à un potentiel inédit : être partout au même instant. Enfin, c'est exagéré. Disons plutôt, pouvoir interagir avec plusieurs interlocuteurs en même temps. Ou alors démultiplier les canaux d'expression de sa volonté personnelle, dans un élan de toute-puissance qui ne dit pas son nom. Voici donc définies les modalités d'adhésion à l'état d'être connecté. Il s'agit tout d'abord d'un plaisir, c'est certain. Un plaisir généré par la possibilité d'envoyer partout, rapidement de surcroît, l'expression de ce que l'on est, de ce que l'on veut, de ce que l'on pense. C'est le plaisir intense qui envahit l'être se joue de ses limites.

Mais ce plaisir, l'être peut-il le supporter ? C'est là une question nouvelle, éventuellement dérangeante, et à laquelle nous aimerions réfléchir.

Avant d'en venir à une définition essentielle de cette notion précise, être connecté, constatons combien elle transparaît dans les nouvelles technologies. Dans le monde de l'IT[1], les travailleurs baignent dans des environnements techniques complexes, dont les maîtres mots pourraient être : rapidité, technicité et multiplicité. Ils sont au contact d'outils conçus pour demander relativement peu de formation, conduisant à un maximum d'efficacité en un minimum de temps.

Ces outils technologiques restent pourtant exigeants. Comme la formulation sonne étrangement… L'outil n'aurait-il pas pu exécuter son travail de manière autonome, en bonne machine au service de celui qui l'a créé ? Mais non, il est exigeant. Comprenons par là qu'il exige de celui qui l'utilise, et l'a peut-être même créé. L'outil exige de son utilisateur, d'être en quelque sorte à la hauteur de ce qu'il lui propose.

N'est-ce pas une inversion de la logique même ? Comme si l'homme, à l'aube d'une mutation socio-professionnelle d'envergure, était en train de devenir une sorte d'obligé technologique, une sorte de « serveur » pour utiliser un terme informatique, dont la tâche serait de répondre aux multiples demandes qui lui parviennent, que celles-ci proviennent d'ailleurs d'un outil ou bien d'autres hommes… via d'autres outils.

D'où la question : l'homme devient-il une machine, non dans son essence évidemment, mais dans sa fonction, dans la place qu'il occupe en société ? Une question qui en rappelle une autre : cette place, l'homme peut-il la supporter ?

Nous voici à la croisée des chemins. L'homme au contact de l'outil, de la simple machine, dans une relation ambivalente qui le mène tantôt à un sentiment grisant de toute-puissance, tantôt à un état qu'il faut bien rapprocher de la soumission. Qui maîtrise qui ? Qui émet une volonté et qui la subit ? L'enjeu socio-éthique est de taille, mais pour rester dans le cadre de notre article, nous devons le laisser de côté et nous consacrer à un autre enjeu encore.

Aussi être « connecté », non pas selon le sens commun mais dans une acceptation plus essentielle, c'est quoi au juste ? Pour aller droit au but, c'est une triple exigence :

  1. l'exigence de penser à ce que l'on projette d'accomplir
  2. l'exigence de penser aux moyens nécessaires à ce que l'on projette d'accomplir

  3. l'exigence de penser à ce que l'on accomplit, au moment où on l'accomplit concrètement

Cette triple exigence en définit en fait une seule. Il s'agit d'une exigence de conscience survenant à trois moments distincts :

  1. Au moment où le projet est encore en préparation, c'est justement dans l'esprit, dans le monde des idées, qu'il prend forme. Ce qu'il deviendra, ou plutôt le devenir que l'on lui prépare, dépend donc étroitement de la pensée préliminaire. Dès ce moment, l'être doit être connecté avec son projet. La nature de cette connexion est purement volatile, mais elle n'en est pas moins existante. Plus la pensée est profonde, plus la pensée est claire, plus la connexion est assurée en somme, plus l'acte qui en résultera sera conforme au désir d'origine[2].
  2. Au moment où, une fois le projet défini dans le monde des idées, on cherche déjà dans le monde de l'action ou même encore dans l'intimité de l'être[3] les outils, les ressources nécessaires. On se trouve alors à mi-chemin, entre la phase préparatoire de l'acte et l'acte en lui-même. Là aussi, il importe d'être connecté. Ici, être connecté signifie chercher et préparer les modalités de réalisation du projet à venir, avec le réalisme et l'implication qu'elles exigent.

  3. Au moment de l'acte final, qui nécessite de son auteur la lucidité de ce qu'il accomplit. Sans elle, l'acte ressemble à un navire sans capitaine, sorte de coquille de noix pitoyablement ballottée par les flots, sans but apparent. Ainsi en va-t-il des actes accomplis sans conscience, des actes machinaux comme on le dit, comme pour mieux signaler qu'une machine, une créature inerte donc, aurait tout aussi bien pu s'en charger. Ici, la connexion à l'acte lui donne finalement tout son sens, et justifie après-coup les deux étapes précédentes.

Nous comprenons à présent combien être connecté ne peut être compatible avec la multiplicité.

Être connecté, ce n'est en aucun cas éparpiller sa volonté en une multitude de canaux asynchrones ! Ceci, une machine le fait tellement mieux que l'homme, car la machine n'a aucun besoin de penser ce qu'elle fait. Elle fait, c'est tout. Et comme elle n'a pour vocation que de faire ce qu'elle fait, au contraire de l'homme dont la vocation est de faire ce qu'il pense, autant qu'elle en fasse le plus possible au même instant.

Du point de vue de l'homme, être « connecté » demande au contraire une certaine retenue, une certaine restriction. Son enjeu à lui est de rester focalisé. Une conscience éparpillée ne traduit pas la puissance, bien au contraire, elle révèle l'absence. Et l'on constate en effet qu'un homme « connecté » au sens où la machine peut l'être, est absent. Sollicité ici et là, peut-être se sent-il puissant. C'est un leurre. En étant partout, il n'est en fait nulle part.

Notes

[1]  Information Technologies, c'est-à-dire les technologies de l'information.

[2]  À l'inverse un acte bâclé ou aléatoire révèle a posteriori une pensée floue… ou absente.

[3]  Certains projets ont par exemple besoin de remise en cause, ou de patience, ou encore de courage.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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