Dans la première partie de cet article, nous évoquions le précipice dans lequel sombre une victime de viol. Pour nous y référer, nous parlions de « logique ».
Toutefois, si logique il y a, elle ne peut exister que depuis l'esprit malade de l'agresseur. Malade, cela ne fait aucun doute, puisque cet esprit est par exemple capable d'assimiler des cris de détresse à des manifestations d'agrément, des gestes de défense à une invitation. Pour en arriver à une aberration à ce point insupportable, combien de règles ont dû être falsifiées l'une après l'autre, par un être dont l'intelligence, tout au service de la perversion, aura changer ce qui doit être changé, étouffé ce qui doit être tu, afin que le mal puisse s'exprimer sans obstacle, presque normalement ? En vérité, bien avant que la victime ne soit physiquement agressée, c'est son intégrité morale et d'ailleurs la morale tout court qui a déjà été violentée. Du point de vue de l'agresseur, donc, il existe bien une logique… de pure destruction[1].
Mais à la lumière de la raison, de la morale, de la justice, de la vérité, de logique il n'y a point. Comment pourrait-il en exister, puisqu'elle est refermée sur elle-même ? Elle est à la fois la cause, la finalité et la justification. Elle repose sur l'assouvissement d'une pulsion qui, au seul motif qu'elle existe, devrait être assouvie sans qu'il ne soit question un seul instant de la contenir, à tout prix. Serait-ce au prix d'une vie gâchée, de la dignité d'un être humain dont toutes les limites ont été pulvérisées.
C'est bien de ce non-sens, dont la victime devra sortir, bien plus que de l'agression physique[2]. Les griffes physiques du violeur dont elle n'aura pu s'échapper, auront été prolongées par les griffes psychiques de cette logique de destruction, donc mortifère, à laquelle la victime aura participé sans le vouloir, ou plutôt en ne le voulant pas de toutes ses forces… lesquelles n'auront hélas pas suffi.
Une logique mortifère, nous insistons sur le terme. Car le danger principal après avoir subi un viol, c'est la mort. Il y a bien sûr la tentation du suicide, qui serait le point d'orgue d'un processus implacable[3] initié dès l'avènement même du traumatisme qui, rejeté par sa victime du fait qu'elle ne peut le supporter, verra la mort comme une issue. En rejetant la vie, elle rejettera le mal, et puis, on l'oublie trop souvent, elle se séparera enfin de la souffrance qui la tourmente tant qu'elle est en vie, justement.
Sans aller jusqu'à une si funeste issue, dont le risque n'a pourtant rien d'irréaliste, la première mort qui guette est d'ordre symbolique. En ce sens, la mort équivaut à la séparation. Une victime de viol, à l'instar de toute victime d'un traumatisme, est une personne en rupture. La réalité quotidienne dans laquelle elle évoluait jusqu'alors devient loin, si loin de ses préoccupations.
Elle se coupe ainsi de tout ce qui est rattaché à la vie dans ses moindres aspects. Son travail, ses fréquentations, ses projets, ses sorties. Plus grave encore, elle se coupe d'elle-même. Cet être qu'elle croise dans la glace les yeux hagards, souvent rougis par les pleurs, elle ne le reconnaît même plus. Ou plutôt, elle ne veut plus le reconnaître. Prétendre qu'elle ne le supporte plus serait exact, même si cela serait utiliser un raccourci. Nous devrons toutefois nous en contenter car cet aspect, qui invite à caractériser la soudaine étrangéité d'une personne traumatisée vis-à-vis d'elle-même, demanderait d'amples développements.
Sans le rétablissement difficile mais obligé de la dignité personnelle, sans la distinction entre l'être et l'acte abject qu'elle a enduré malgré elle, en somme sans le cheminement vers la reconnaissance et l'acceptation de soi, sans la création quasiment ex nihilo d'un lien intime, la victime se sentira toujours salie, toujours étrangère à elle-même comme au monde qui l'entoure. Elle sera réduite à évoluer tel un mort-vivant, sans conscience ni désir, sans appétit ni plaisir, dans une vie qu'elle a déjà quittée.
Contre toute attente, ces considérations permettent d'entrevoir une lueur d'espoir, en vertu du principe selon lequel le contre-poison se révèle une fois connue la nature du poison.
Pour le dire sobrement, le salut pourrait venir de trois mots des Psaumes[4] : « Je crois quand je parle ». Il est ici question d'une croyance profonde, proche de la conviction, de la foi. La séparation d'avec soi-même était le mal ? La parole sera le remède.
L'une des souffrances majeures qu'une victime de viol combat, c'est justement l'épisode de son viol. Un fait si révoltant qu'il ne peut être admis. « Comment, j'aurais donc pu être déshonorée, avilie ? », se demandera-t-elle plus ou moins consciemment. Il lui est impossible de répondre par l'affirmative. Ce serait encourager une réalité qu'elle refuse de toutes les parcelles de son être.
D'une certaine manière, c'est aussi l'un des derniers mécanismes de défense qui lui reste : le déni. Qui pourrait l'en blâmer ? Personne, croyons-nous. Pour autant, elle doit savoir, même s'il est difficile de le reconnaître, que ce mécanisme de défense ne la protège pas. Au contraire, ce mécanisme l'emprisonne, la condamne à la pire fuite qui soit : la fuite de la réalité.
En parlant, la victime va pourtant se mettre à croire. À croire, c'est-à-dire en pareil contexte à rétablir une certaine familiarité, une certaine acceptation de l'épreuve qu'elle a traversée. Ce faisant, elle gagnera quelque chose d'immense. Elle accédera au point de départ de sa reconstruction, qui est la pleine reconnaissance de son traumatisme, l'acceptation de l'avoir vécu… conjuguée au refus de l'avoir subi. Et dans l'optique d'une thérapie bien nécessaire, la (re)connexion au réel, c'est-à-dire à un passé difficile et que tout pousse à nier, est indispensable. C'est quand on sait d'où l'on vient que l'on peut envisager où l'on va.
[1] Envers sa propre conscience et contre autrui.
[2] Loin de nous la volonté de prétendre que l'agression physique est négligeable ! Nous voulons dire que le traumatisme provient d'une autre dimension, plus profonde, à laquelle il faudra se confronter.
[3] Mais pas inévitable, osons le rajouter sans optimisme forcé.
[4] En langue sainte, ils sont en effet au nombre de trois : « Héémanti ki adaber » (Tehilim 116,10).