Nous l'avons tous vu au moins une fois. Il nous a fait sourire, il nous a fait réfléchir, il nous a fait rêver. Qui donc ? Starman, bien sûr. Si crédible de par son attitude et pourtant si irréel, si proche de nous et pourtant si loin, ce voyageur de l'espace, sans conscience ni but, a su malgré lui cristalliser une adhésion universelle.
C'est vrai, on l'aime bien, ce personnage. Ou plutôt, on aime cette scène qu'il nous mime et qu'il nous mimera encore jusqu'à sa disparition inéluctable. Le coude nonchalamment posé sur la portière d'une voiture de sport flambant neuve, l'autre fermement agrippée au volant, l'autoradio diffusant en boucle une musique de circonstance qui ajoute à la magie même si personne ne peut l'entendre, pas même lui, Starman est à cheval entre deux symboles.
On croirait déceler en lui un improbable vacancier de l'espace, seul sur une route invisible qui le pousse vers une destination incertaine avec un sentiment de délicieuse liberté. Il est aussi un explorateur, sorte de Christophe Colomb des temps modernes, ne craignant pas de tutoyer l'inconnu afin de lui faire avouer ses mystères. La métaphore, particulièrement puissante dans chaque cas, parle bien sûr de liberté, nous avons évoqué le mot, et plus encore de contrôle. Le contrôle de sa vie, de contrôle de ses émotions mais aussi de ses désirs afin de vivre les choses les plus folles avec assurance, sans jamais être dérangé par le moindre doute.
Pourtant, mettons-nous à la place de Starman. Mettons-nous y littéralement et, par un effet de notre imagination, asseyons-nous confortablement sur le siège conducteur, bien protégé des rayons cosmiques et du manque d'oxygène par notre scaphandre. Prêtons-nous au jeu sans tricher. Levons les yeux vers le ciel et figurons-nous être là-haut, à bord de cette voiture. Nous sentirions-nous aussi fier, aussi conquérant, disons-le, aussi invulnérable que lui quand on l'envisage depuis notre Terre ?
Nous pensons que non.
Nous pensons que dans le vide intergalactique, soumis à une rotation lente et régulière que les coups de volants ne parviendraient pas à corriger, lancé à une vitesse folle que l'utilisation des freins ne ralentirait en rien, voyant notre planète si familière s'éloigner inexorablement tout en regrettant ce que nous y aurons vécu et que nous ne reverrons plus jamais, nous céderions certainement à la panique, puis au désespoir.
En fait, derrière ses allures plaisantes uniquement liées aux mythes qu'il met en scène, Starman montre le prototype même de l'angoisse humaine : la perte de contrôle. Car, nous le savons pertinemment, l'être humain déteste perdre le contrôle.
Dès lors, le lecteur pourra se demander pourquoi avoir débuté cet article en ayant recours à une espèce d'anti-modèle. La réponse est subtile. La destinée de Starman est à la fois attrayante et effrayante. Si nous osions lui prêter quelque conscience, nous dirions de lui qu'il s'accroche à son aventure erratique pour se donner l'illusion qu'il la maîtrise malgré tout. Le secret de Starman, c'est qu'il introduit du contrôle dans sa perte de contrôle.
C'est là une autre métaphore encore. Si nous parvenons à la décoder, nous comprendrons ces mécanismes a priori insondables, que certaines personnes victimes de traumatismes ont le réflexe[1] de développer. Ces parades, qui les fait peut-être passer pour des fous, sont en fait pour eux… des garde-fous ! Ce sont des stratégies qui les empêchent d'être happés par la folie.
Pour ne pas rester trop théorique, prenons un exemple hélas réel.
Il s'agit en apparence d'une femme comme les autres. À ceci près que ce qu'elle a vécu, on prierait pour ne jamais avoir à le vivre, ni soi-même, ni personne. À l'issue d'un grave accident, elle a perdu ses enfants. Bien que cela soit arrivé depuis des années, la douleur est encore palpable. Et si la nature de cette même douleur a pu évoluer, l'intensité du malaise ne s'est guère émoussée.
On aurait pu souhaiter pour cette femme que le temps fasse son oeuvre et cicatrise la terrible blessure, au moins un petit peu, afin qu'elle puisse avoir une chance de vivre hors de son cauchemar. Mais non. Elle en est toujours la prisonnière.
Pour les victimes de traumatisme, le temps s'écoule différemment. Tout bien considéré, s'écoule-t-il vraiment ? Certains se plaisent à dire qu'il s'est arrêté. L'image, poétique, a certainement de quoi séduire. Cependant, la réalité est autre. Après un traumatisme, le temps ne s'arrête pas. Nous dirions même qu'il subit deux mouvements simultanés : l'accélération et la réitération. Oui, après un traumatisme, il semblerait que le temps ne suive plus une ligne imaginaire à vitesse à peu près constante, mais plutôt un cercle, assurément vicieux, à une allure effrénée. C'est d'ailleurs peut-être l'hébétude consécutive au parcours de ce cercle refermé sur lui-même, qui fait dire que le temps s'est arrêté.
Chez la femme dont nous parlons, cet espèce de mouvement répétitif, étourdissant, est nettement perceptible. Quand elle évoque ses enfants, elle insiste sur le fait qu'ils étaient « ses enfants à elle », justement. Quand elle évoque leur disparition, elle rapporte systématiquement le fait qu'au moment de l'accident ils portaient tels vêtements. Des détails anodins qui sont ressassés, non, assénés avec une force qu'ils n'auraient pas eu autrement. Et puis, il y a cette manière de raconter, le regard que nous imaginons fixe, intense mais étrangement absent, derrière lequel on devine le même film qui tourne en boucle. Il y a enfin le récit entrecoupé de pauses fréquentes, appuyées d'une intonation particulière. Toujours la même.
Pour qui l'entend parler, au-delà de la compassion évidente pour ce récit abominable, un autre sentiment se fait jour. Une impression, plutôt, plus singulière et, en tout état de cause, plus dérangeante. Comme si l'on entendait un discours automatique, nécessairement mécanique mais aussi attendu, presque obligé. En un mot, un discours de type obsessionnel.
Que le lecteur ne perçoive bien évidemment aucune critique derrière les termes employés. Notre démarche, positive, didactique même, vise à comprendre ce à quoi nous avons affaire. Le discours de la dame dont il est question, chacun en conviendra, lui sert à manifester l'attachement éprouvé pour ses enfants, le fait qu'elle ne les oublie pas, qu'elle ne veut pas et de toute façon ne peut pas les oublier.
En réalité, il y a autre chose.
Nous parlions du temps qui s'écoule circulairement au lieu de passer linéairement, de film projeté en boucle sur l'écran de l'imaginaire, d'un certain caractère obsessionnel perceptible dans le discours. Mais enfin, de quoi parlons-nous donc, si ce n'est d'un mouvement qui ne demanderait qu'à aller librement son chemin, s'il n'était pas sans cesse repoussé vers l'intérieur, forcé d'y rester ? Ce blocage, qui ne génère donc pas l'arrêt du mouvement[2] au sens propre, mais la cessation de toute continuité de par l'enfermement qui lui est imposé, est pour la personne qui le développe[3] une manière sophistiquée de rester connectée à son traumatisme.
Dans ce schéma, la mémoire est continûment encombrée par le souvenir douloureux que le sujet[4] empêche de s'enfoncer dans les limbes de l'oubli. Dans ce schéma, le deuil est strictement impossible, puisque le sujet réactualise perpétuellement son passé, autour de l'événement traumatique.
Pourquoi s'infliger pareil traitement ? Pourquoi rester dans un cauchemar éveillé, dont il faut décidément se demander comment il peut être supporté tant il est étouffant ? Le titre de l'article prend maintenant tout son sens. Pourquoi ce surplus de souffrances, demandons-nous ? Tout simplement pour éviter de perdre le contrôle, pour éviter de n'être qu'un Starman à la dérive, subissant un mouvement angoissant contre lequel il ne peut rien.
En dépit de toute apparence, s'accrocher au traumatisme évite de perdre pied. Plutôt qu'un saut dans l'inconnu[5], on préfère rester dans le connu, serait-il anxiogène. Tel est finalement le dilemme vers lequel pousse le traumatisme : choisir entre souffrance et souffrance.
Un autre choix, qui est aussi le plus courageux, doit encore être envisagé. Le choix de lâcher la main du cauchemar que l'on entretient car il nous empêche de sombrer. Nous l'avons dit : il représente un refuge familier, il propose une structure à laquelle s'accrocher quand la tempête des affects gronde et menace de nous emporter. En toute hypothèse, n'allons pas assimiler ce choix à un élan d'optimisme forcé. En fait, c'est une mitsva : « Tu choisiras la vie ! »[6]. Certains diront qu'elle n'est pas facile, surtout dans un tel contexte. C'est exact, elle n'est pas facile. Ce que D.ieu demande D.ieu à l'homme, serait-ce « simplement » de vivre, n'est pas facile. Mais au moins, c'est vrai. Et sur l'autel de la vérité, il importe de sacrifier quelques efforts.
[1] Et l'intelligence émotionnelle.
[2] Le mouvement de la vie, cela va sans dire.
[3] Car nous n'avons pas affaire à un blocage-réflexe, mais à un blocage pensé, orchestré.
[4] En psychanalyse, ce terme fait référence au monde psychique de l'individu, qui pourra et même devra être interrogé par celui-ci, au cours d'un processus réflexif visant à le connaître, à se connaître.
[5] La douleur projette en effet vers des états d'autant plus redoutés qu'ils ne sont pas connus.