On les remarque. On les admire. En secret, on les jalouse. Aux bons vivants, jamais à court de sourires, il suffit d'une plaisanterie ponctuée d'un rire franc pour revendiquer une philosophie qu'ils n'ont nul besoin d'expliquer.
Mais les bons vivants sont-ils vraiment vivants, justement ? Jusqu'à quel point leur exemple est-il bon ? Et puis, quel rapport pourrait exister entre eux et les désordres psychiques ? C'est en somme une réflexion sur le sens de la vie que nous proposons au cours de cet article.
Quand on observe les bons vivants, un caractère frappe en particulier. Eux-mêmes le reconnaissent sans peine : ils aiment à « profiter de la vie ». Ou alors, ils clament à qui veut l'entendre, avec cette insouciance qui les rend si sympathiques, qu'il faut « profiter de l'instant présent ». Nous avons ici un premier indice du rapport qu'ils entretiennent avec le monde. Un attachement à un certain mode de vie, attachement qui se veut sans concession, sans réflexion aussi il faut le souligner, comme si la locution latine carpe diem était devenu une espèce de dogme.
Il faudrait donc profiter de la vie et de l'instant présent ? Admettons. En ce cas, quelle serait la nature du profit ?
En un mot, le profit serait d'ordre matériel. Ni trait d'esprit, ni effort intellectuel, ni introspection, ni quête de sens, et n'allons surtout pas parler de connexion au Divin ! Ce serait abonder dans le hors-sujet. Il n'est donc question que de matérialité, et plus précisément de jouissance. Profiter de l'instant présent, c'est chercher à savourer au mieux la gamme de sensations qu'apporte cet instant. C'est aussi dépasser la passivité afin de susciter cette fois le plaisir. C'est s'ingénier à le rendre plus intense, c'est rechercher les combinaisons de plaisirs, pour enfin retirer la jouissance la plus complète possible, comme on extrairait patiemment un arôme.
Le bon vivant, dont l'essentiel de la vie vise à profiter des délices qu'elle peut lui offrir, est au fond une sorte de professionnel du plaisir, d'expert en jouissance. Il y a pourtant dans cette philosophie, comme nous l'appelions, une difficulté. Et non des moindres : le plaisir passe.
Une fois l'aliment avalé, la délicieuse sensation de goût s'évanouit déjà. Une fois le repas terminé, la sensation de satiété fait place à celle, nettement moins agréable, de faim. Une fois le mégot jeté, l'envie d'une autre cigarette grandit. À peine sa conquête séduite[1], le Don Juan en convoite une autre. Le manque survient comme un invité à la fois irrésistible et indésirable. Pour le chasser, cet affreux importun, il n'y a qu'une seule issue : se mettre en quête d'un nouveau plaisir.
Nous comprenons que profiter de l'instant présent n'est qu'un leurre grossier. Derrière la sérénité que la formule est supposée dégager, se cache un appétit vorace, jamais rassasié. En réalité, le bon vivant ne peut être heureux, puisqu'il est constamment en recherche de plaisir. Le seul moment où le bon vivant est heureux, c'est l'instant, fugace, où il éprouve du plaisir. C'est la parenthèse de bonheur dans une vie de manque. Quel piètre bonheur ! Un bonheur qui laisse toujours insatisfait et qui, pour prolonger son existence éphémère, doit bien être alimenté par un autre principe, qui n'est autre que le souvenir.
En réalité, une vie dédiée à la jouissance est une véritable torture, puisqu'elle tiraille l'être entre la recherche d'un plaisir prochain[2] et la nostalgie d'un plaisir révolu. « Vivre » l'instant présent, soi-disant, devient une expression paradoxale. Il n'y a plus ni présent, ni passé, ni futur. Il n'y a qu'un mouvement certes agité mais ô combien vain, telle une mer houleuse[3]. Cette métaphore concerne au passage ce que l'on appelle en hébreu « racha' » et que l'on traduit, d'ailleurs fort mal, par « impie ». Derrière la caricature de l'individu grimaçant et amoral, le racha' est essentiellement un être dont le rapport à la vie a été dénaturé.
Le constat, plutôt alarmant, le voici. Plus de progression, plus de projection, plus de sécurité, plus de construction. En fait, plus de vie du tout.