Sans bien sûr en être ni l'essence, ni but, l'injustice semble faire partie intégrante de ce monde[1]. Face à elle, personne ne peut rester indifférent. Du fait que l'homme est intimement épris de justice, l'injustice le dérange. En fait, l'injustice place l'homme en porte-à-faux avec sa nature, le projetant dans un paradoxe existentiel qui le touche forcément. D'une manière ou d'une autre, il est obligé de réagir.
Des manières en l'occurrence, il en existe beaucoup. On peut cependant esquisser deux catégories : ceux qui refusent de souffrir face à l'injustice et ceux qui l'acceptent.
Dans la première catégorie, on trouvera par exemple les individus ayant fait le choix d'abîmer leur être intérieur, au point que l'injustice leur semble aller de soi. Oh ! Ils trouveront bien des prétextes pour que leur être intérieur, justement, ou plutôt ce qu'il en reste, ne les taraude pas trop. « La vie, c'est la jungle. Ou tu tues, ou tu es tué » en est une illustration dangereuse quoique répandue, qui réhabiliterait presque l'idée que l'on se fait des temps préhistoriques, bruts et primaires.
Pire, d'autres ont tellement anesthésié leur sentiment de justice, qu'ils n'ont même plus besoin d'avoir recours un prétexte, d'une vérité même bancale à laquelle se raccrocher pour continuer dans leur voie délirante. Eux sont les vrais recha'im, « de ceux qui renient la lumière », pour reprendre les mots qu'une certaine personne nous livra pitoyablement à son propre sujet. Eux balaient le progrès, la paix, le partage, la joie, le vivre ensemble, la transmission, l'élévation, l'acceptation d'une transcendance que nous autres, Juifs croyants, appelons d'ailleurs par Son Nom, Hachem, « Le Nom » littéralement. Ils préfèrent croire au mal. Au profit personnel envers et contre tout, au mépris de l'autre et finalement, ce qui réunit ces deux tendances humaines en une seule qui n'a plus rien d'humain, au profit personnel au mépris de l'autre, lequel s'il le faut sera déchiqueté par les mâchoires de l'ego.
D'autres, enfin, refusent de souffrir de l'injustice en adoptant une posture passive. Ce sont les suiveurs, qui ne réagissent pas face à l'injustice, ne s'impliquent pas dans l'amélioration d'une situation dégradée, même s'ils en perçoivent la nécessité au fond d'eux-mêmes. Ces gens passifs ne se révoltent pas contre le mal mais, d'un autre côté, ils ne font rien de mal. De braves gens, dira-t-on peut-être un peu péjorativement[2].
Passons à la seconde catégorie, celle des hommes pour lesquels souffrir face à l'injustice tombe sous le sens. De nouveau, des nuances peuvent apparaître. Par exemple, on trouvera les fatalistes, ceux qui ne pourront opposer au monde pétri d'injustice un « Pourquoi ? » bien désuet. Écrasés, dépassés, ils ne pourront pas même réagir. Ils n'auront pas même la force d'avoir la force de se dresser contre ce qui les désole tant.
Il y en a d'autres, qui refusent de se taire. Et pour réagir, ils réagissent ! Ils râlent, pestent et s'emportent, dénoncent les travers de la société avec un mélange d'aigreur et de colère. Dans ce type de schéma, le refus repose entièrement sur sa négation, virulente, émotionnellement très investie.
On trouve également ceux qui font le pari d'agir en vertu de la justice. Rendre le monde meilleur, eux y croient encore, bien qu'ils sachent pertinemment que du chemin reste à faire. C'est à eux que nous aimerions nous intéresser. Ambivalents, à cheval sur les deux catégories principales déjà nommées, ils refusent de voir l'injustice autour d'eux, tout en acceptant de la considérer intimement. Ils résolvent en fait la quadrature du cercle, réussissant la prouesse de se révolter contre l'injustice juste assez pour avoir la force de s'y mesurer, et assez peu pour qu'elle évite de décourager et de démobiliser. Une relativisation tout en maîtrise.
Mais ce n'est pas facile, n'est-ce pas ?
Prenons l'exemple du monde du travail, dans lequel nous aimons à puiser tant il regorge de travers parfaitement assumés, et aussi tout simplement parce qu'il occupe la majeure partie de nos existences. Le lecteur aura sans doute vécu une de ces situations professionnelles injustes, suscitée par la fameuse pyramide hiérarchique. Combien de fois a-t-on souffert d'une personne située « au-dessus » de soi dans la hiérarchie, mais à son niveau voire en-deçà de par le professionnalisme ou les aptitudes humaines ? Une personne qui n'est pas à sa place, et à qui il a été donné la possibilité de décider pour d'autres, devient rapidement un vecteur d'injustice extrêmement agissant, engendrant le doute, et plus que cela la souffrance à l'état brut[3].
Alors que faire ? Comment réagir dans un tel contexte, si proche de nous au point d'être hélas devenu banal, accepté par beaucoup, voire cautionné par certains ? Et au fond, faut-il même réagir ? On le sait, il est dangereux de réagir dans le monde du travail, où le succès passe la plupart du temps par l'injustice[4]. C'est dire si un salarié affichant trop ouvertement son penchant inné pour la vérité, commet une « faute professionnelle » inattendue, aberrante, sa faute se bornant à s'opposer à règle tacite de la réussite par l'injustice. En décidant d'assumer sa vocation à être seul contre le monde, il devient seul tout court, singulier, bien vite marginal. Vous êtes viré, monsieur, vous êtes virée, madame, vos comportements sont incompatibles avec les valeurs de l'entreprise. Curieuses valeurs que celles-ci, instaurées par des êtres qui ont des yeux mais ne voient pas[5], ou plutôt refusent de voir combien leur « éthique » ruine au lieu de construire.
Donc, comment réagir ? Tous les genres que nous avons relevés se retrouveront ici. On aura les fatalistes, les proactifs du mal, les suiveurs si désespérément déconnectés du progrès, les déçus, les réactionnaires… La voie à suivre, semble-t-il, serait de continuer à marcher bon gré, mal gré, avec une part de critique dans une poche, une part de joie dans l'autre poche, et sachant bien où fourrer sa main en chaque circonstance. Tantôt saisir la critique, pour s'opposer à ce qui serait positivement affligeant ; tantôt saisir la joie, y puiser la force de perpétrer un mouvement positif, le mouvement de la vie, même quand on a l'impression que tout autour de soi est bloqué et mène à l'arrêt.
Et l'on se dit combien Avraham, notre illustre Patriarche, dut être un homme fort. Un géant, un roc, un parmi des millions auxquels il tint tête[6]. Seul au monde à croire en Le Nom, en Hachem, Avraham était par là même seul contre le monde qui donnait à maints objets inertes des noms de divinité.
Dans le monde de l'entreprise ou dans le monde plus globalement, on peut avoir l'impression que la bataille est perdue d'avance, que l'injustice fut, est et sera la règle. Parfois on aimerait réagir, mais on se dit que c'est trop difficile, trop risqué. Alors on oscille au gré des appels de la conscience. Et comme nous le disait un ami à qui nous dédions au passage cet article, tant que l'on oscille on souffre. Plus que l'inaction, c'est l'indécision qui cause la souffrance.
Quand enfin on décide d'écouter sa raison et de réagir, le sursaut est presque aussitôt étouffé par le poids de la réalité[7]. On se dit qu'il faudrait ici un Avraham pour oser refuser le système établi, et oser une seconde fois proposer un système meilleur, d'abord pour ne pas souiller sa propre intégrité, ensuite pour les autres, ou au moins pour quiconque aura à son tour le courage de se rallier à une vision plus juste. Mais sommes-nous Avraham pour refuser l'inacceptable ? Non, bien sûr. Par contre, il fut notre ancêtre et, à ce titre, il nous a légués un peu de lui…
[1] Sous-entendu, d'un point de vue uniquement humain. À la lumière de la Torah, l'injustice perd de son caractère arbitraire qui lui est souvent attribué.
[2] Une telle conception doit être dénoncée. La passivité, loin d'être anodine, est considérée par la Tradition juive comme une faute.
[3] Bienheureusement, il est aujourd'hui enfin dit, enfin su que le travail use. Que parfois même il tue.
[4] Nous incluons indifféremment l'intimidation, l'humiliation ou tout type de pression, jusqu'au harcèlement moral ou sexuel, et incluons aussi évidemment le mensonge, la ruse, l'hypocrisie qui constituent quasiment la panoplie obligée du salarié qui veut soi-disant « réussir ».
[6] La terre entière était idolâtre, tandis qu'Avraham et sa famille connaissaient l'unicité de D.ieu, y croyaient (car connaître n'est pas forcément croire), le démontraient, l'enseignaient.
[7] On réalise alors la différence de densité entre le monde intérieur et le monde extérieur !