Comment mieux vivre le vieillissement, la perte de séduction et la dégradation qui accompagnent la vieillesse ou la maladie, si l'on n'a pas su se créer une vie intérieure assez riche ? Et d'ailleurs, quand on est de nature frivole, comment parvient-on à se dépasser et se créer une vie intérieure vraiment plus riche ?
Bonjour Françoise,
Sans fausse démesure, je dirais que votre interrogation mériterait un ouvrage pour être traitée avec assez de précision. Je me contenterai donc de proposer quelques axes de réflexion qui, à ce sujet, me paraissent importants.
À ce sujet, ou plutôt à ces sujets, puisque plusieurs thématiques essentielles se croisent. La féminité, la peur de la mort, la relation au plaisir, la quête spirituelle.
La première idée qu'il me semble bon de rapporter, c'est que notre société engendre naturellement, fonctionnellement je dirais même, des questions paradoxales. Puisqu'elle nous influence malgré nous par ses valeurs qui n'en sont en réalité pas, la confrontation entre le discours de la société et l'évolution spirituelle personnelle devient inévitable.
Par exemple, quitte à être un peu cru, notre société glorifie la jeunesse et méprise la vieillesse. Le judaïsme ne méprise ni l'un, ni l'autre ; son attitude, extrêmement subtile, pourrait être illustrée par l'enseignement suivant.
Si on ne prend pas cette gradation au pied de la lettre (il faudrait alors l'expliquer autrement), on remarque que la vie d'un être humain est constituée d'étapes. Peu d'étapes, mais des étapes essentielles, qu'il importe donc de négocier le mieux possible. Un autre enseignement, tiré cette fois du Midrach Qoheleth Rabba, nomme ces étapes des « mondes ». De sa naissance à sa mort, l'homme traverse donc divers passages grâce auxquels il s'accomplit. Il n'existe pas certains passages méprisables et certains autres glorieux, pour reprendre les mots précédents. Tous les passages sont utiles et doivent être vécus.
En l'occurrence, la vieillesse n'est pas le crépuscule de la vie, comme on a l'habitude de le dire avec poésie. La vieillesse, ce n'est pas davantage le temps de l'inactivité, du désœuvrement, et aussi hélas de l'abandon, idées que véhiculent ces endroits effrayants que sont les maisons de retraite (dont le nom est déjà tristement évocateur).
La vieillesse, c'est le temps de la moisson pour ce que l'on a semé des années durant. La clairvoyance, la sagesse, le conseil comme le dit notre Michna, la conscience : voici bien des trésors inestimables, qui ne viennent qu'avec l'âge. Mais quand on n'a rien semé, à quoi la vieillesse ressemble-t-elle ? À un monde de désolation.
Il y a donc là une subtilité à relever : la peur de la vieillesse peut être alimentée par la peur du vide intérieur qu'elle dévoile alors quand, une fois devenu « inutile » à la société, on se retrouve face à soi-même. Comment donc parvenir à la vieillesse en de bonnes conditions ?
Tout d'abord, il faut accepter son existence. Tout ce que D.ieu a placé dans Son monde a un début et donc une fin. Même une vie entièrement dédiée au Bien, pourtant admirable, doit se terminer. Pourquoi cela ? Parce que (c'est une notion particulièrement profonde) ce monde est strictement incompatible avec l'éternité. L'éternité ne peut y résider, car elle se heurte aux barrières que D.ieu lui a fixées : l'espace, le temps, le mensonge entre autres. L'éternité existe, mais pas dans ce monde… par essence. Alors qu'est-ce que ce monde ? Eh bien, justement c'est un monde, au sens de « passage », au sens de « préparation à un stade supérieur ». Ce que les Sages d'Israël résument en peu de mots, comme à leur habitude :
Ainsi, chaque étape que l'on traverse ici-bas a un seul but : nous préparer. Ce monde est transitoire mais il doit être vécu pleinement, pour en retirer tout le potentiel qui peut l'être. Au passage, il y a dans ces derniers mots le but même du passage de l'homme sur terre, selon la Mystique juive : libérer les « étincelles de sainteté » de l'opacité qui les maintient prisonnières. Ceci passe par la connaissance de D.ieu, l'application des commandements, l'étude de Sa volonté (ce que nous appelons la Torah), mais aussi par le fait de traverser des périodes qui font peur, comme la vieillesse, la maladie ou la mort.
Après ces quelques propos, vos questions prennent une autre tournure. « Comment vivre la perte de séduction ? », demandez-vous. Or qui prétend que séduire est essentiel ? La société occidentale, encore elle, dans la droite lignée de la société grecque qui valorisait tant la beauté de la jeunesse et exécrait la laideur de la vieillesse. C'est ainsi que l'on assiste aujourd'hui à des comportements effarants chez bien des femmes désireuses de « rester jeunes » le plus longtemps possible. Et si l'on y pense, la raison profonde, implacable, à cette course insensée, c'est le qu'en dira-t-on. Tant que des hommes regardent une femme, celle-ci se sentirait encore rattachée à la communauté des vivants ? Et dès que les hommes se désintéressent d'elle, elle ne serait plus rien ? L'identité féminine serait réduite à un intérêt extérieur passager et somme toute vulgaire ? Voici une erreur particulièrement tragique.
La séduction importe pourtant. Le plaisir aussi. Dans la Torah, la beauté et la jouissance ne sont en aucun cas négatives. Pour l'exemple, repensez à la fête de Tou biChevat que nous avons célébrée il y a quelques jours : c'est alors une authentique mitsva de déguster un grand nombre de fruits, afin de louer D.ieu Qui les a créés à notre intention… pour que l'on en profite !
Mais comme tout, la beauté ou le plaisir, doivent être mise au service que la Vérité. Souvenez-vous l'essence de ce monde : permettre d’atteindre un degré supérieur, de sorte que même les choses apparemment les plus viles prennent du sens. Vécu pour lui-même, le matérialisme est mauvais parce qu'il a manqué son but ultime : délivrer le bien qu'il cache. Une femme, jeune ou non, qui séduirait ainsi son mari dans le but de l'attirer à lui et d'accomplir la volonté de D.ieu – « Croissez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la ! » (Berechith 1,28) –, c'est productif, c'est quelque chose qui sort des limites de ce monde pour tendre vers l'éternité ; mais la séduction pour elle-même n'est que vanité.
La réponse à vos doutes, aux doutes de toutes ces femmes littéralement asservies à cette tyrannie de la jeunesse du corps, vous la donnez par vous-même : « si l'on n'a pas su se créer une vie intérieure assez riche ». Car voyez-vous, Françoise, ce monde est fondé sur la dualité. En effet, tout y marche par deux. Parfois, cette dualité gagne à trouver l'unité ; on parle de rencontres, de réunions, d'associations (en hébreu : zivougim). Parfois, la dualité s'oppose irrépressiblement, comme tel est le cas de l'essentiel et du superficiel. Mieux encore : quand l'un des deux facteurs recule, l'autre remplit aussitôt la place laissée vacante. Si je vis dans l'extériorité en somme, c'est parce que mon monde intérieur a été laissé à l'abandon. Si mon terrain produit des mauvaises herbes, c'est parce que je ne l'ai pas cultivé. Si je mise au contraire sur l'intériorité, je ne deviens pas seulement moins superficiel : je me hisse à un degré de compréhension tel (il faudrait parler ici de sainteté), que même l'extériorité devient exploitable.
Développer mon monde intérieur ou, plus concrètement, tâcher de comprendre ce que D.ieu attend de moi à 20 ans, à 50 ans, à 80 ans, ce n'est pas seulement le but ultime. C'est la cause première qui rejaillit sur la compréhension de soi et du monde. Être de nature frivole n'est absolument pas un frein ; au risque de vous surprendre, ce peut même être un catalyseur. Dans le monde tel que D.ieu l'a créé, plus bas on part, plus haut on peut s'élever.
Sans rapport évidemment avec la frivolité dont vous parlez, je citerai pour finir l'exemple d'un homme appelé El'azar ben Dordaya, et dont la frivolité, toute masculine, touchait aux relations charnelles. Le Talmud affirme qu'il avait connu toutes les filles de rue de son temps. En fait, non, ce n'était pas de la frivolité ; c'était de l'obsession. Quand bien même, cet homme comprit qu'il s'était trompé, que son chemin menait à la ruine, qu'il ne construisait rien si ce n'est une illusion de vie. Il pleura tant qu'il en rendit l'âme. Alors une voix du Ciel proclama : « Rabbi El'azar ben Dordaya est destiné au monde à venir ! » ('Avoda Zara 17a).
Il n'y a aucun âge, circonstance ou prédisposition plus favorables que d'autres, pour commencer ce pourquoi D.ieu nous a créés : chercher ce qui est vrai et écarter ce qui ne l'est pas. Ce travail est le travail d'une vie et, en la matière, la vie peut commencer même tardivement. L'essentiel, c'est qu'elle commence.