Parfois, je me trouve trop lente. Je cherche alors à aller plus vite, mais alors d'autres me mettent sous pression, chose que je déteste. Je sens à partir de là que je n'ai plus le temps et que je ne maîtrise plus ma propre vie. Cela me conduit à des états négatifs où se mêlent stress, pleurs de colère, tristesse et repli sur soi. J'ai l'impression de vivre une phase infernale, je perds mes moyens et ma rapidité d'antan.
Ce que vous décrivez se trouve manifestement à la croisée de plusieurs considérations aussi riches que variées.
On pourrait par exemple disserter du crédit que mérite la pression sociale et, ce faisant, aborder la nécessaire absence de discernement de tout groupe d'individus dont le comportement ne poursuit aucun idéal précis, en dépit des slogans, nombreux mais vides de sens.
On pourrait aussi bien aborder la question de la valeur personnelle, ce qui soulèverait immédiatement la question de l'étalon, du standard selon duquel cette valeur devrait être mesurée, mais aussi la question du standard selon lequel la société pousse généralement à s'auto-évaluer. On découvrirait d'ailleurs alors une notion aussi déconcertante que fascinante, à savoir que plus on est persuadé de la nécessité d'atteindre un objectif flou, insaisissable, ingérable très littéralement, plus l'état de désespoir résultant de la non-atteinte de ce but s'avère profond, un peu comme si le vide passait de l'objet (le but), à l'être (soi). Ce qui n'est pas surprenant, au passage : à s'identifier au vide, à vers corps avec lui, on finit par le devenir un peu.
On pourrait également aborder la gestion de la frustration, à savoir l'état qui résulte du conflit entre ce que je veux de la vie, et ce que la vie veut bien me donner[1]. Au demeurant, avant d'évoquer la frustration a posteriori, une fois installée en soi donc, il faudrait commencer par en disserter a priori, c'est-à-dire s'interroger sur ce qui facilite, parfois même attire ou catalyse la frustration, en fait identifier les portes de l'être qui permettent à cette compagne indésirable d'entrer chez lui.
Et puis, comment occulter la notion de transfert[2], elle qui s'avère tout simplement omniprésente ? Quand on travaille avec autrui ou pour autrui, voire en rivalité avec autrui, en fait plus généralement quand on interagit avec l'autre, comment savoir si l'on interagit effectivement avec la ou les individus que l'on côtoie, ou plutôt avec des individus qui ne vivent ni ici, ni maintenant et qui résultent des fantasmes que l'on plaque sur la réalité ?[3]
Nous pourrions enfin développer la notion de foi, à savoir d'une part le lien à D.ieu qui existe de toute façon tant il est vrai que la réalité, la vie résultent de Sa volonté, et d'autre part les modalités de construction ou de redéfinition de ce lien alors que les événements surviennent et nous appellent à… mais nous appellent à quoi, en fin de compte ? Réagir ou laisser faire, s'efforcer ou prier, répondre présent ou se désinvestir, telles sont certaines des réponses auxquelles l'appel de la vie nous incite en permanence. Or déterminer la réponse idéale à apporter à chaque situation, l'adjectif « idéale » devant d'ailleurs être soigneusement défini, réclame pour le moins quelques développements.
Comme vous le voyez, les terrains d'investigation sont nombreux… et nous n'en avons cité que quelques-uns. Aussi, pour ne pas risquer de répondre de manière trop « universitaire », ce qui ne vous aiderait probablement pas face à une difficulté qui assombrit votre existence on ne peut plus concrètement, permettez-nous de choisir une certaine approche. Il en existe de nombreuses autres, souhaitons que la suivante vous aide déjà dans votre réflexion.
La recherche de la performance, si elle est tellement vantée et admirée par la philosophie occidentale, n'a rien de vrai. La Torah, référence absolue en terme de vérité, ne parle jamais de produire plus, ou de produire plus vite. À ce sujet, elle parle par exemple plutôt d'essayer sincèrement, de clarifier l'intention afin que l'acte consécutif soit le plus sensé possible, de mesurer la parole relative à l'acte afin que l'acte ne soit pas affaiblie à cause d'un phénomène que l'on appellerait en bon français « vivre par procuration », d'agir par et pour soi-même, d'agir pour les autres au nom du principe selon lequel le monde tient notamment sur le don, de garder à l'esprit que l'acte réfléchi est le mieux que l'on puisse faire en dépit du fait qu'il ne garantit jamais le succès, et de veiller à ce que les actes s'inscrivent pleinement dans le Plan divin.
Vous le voyez, on est très loin de la performance. En fait, la Torah, la vérité pure donc, n'effleure même pas ce mode de pensée qui paraît tellement incongru, tellement étranger à l'épanouissement de l'être. Nous avons dit le mot : épanouissement. Car si vous y réfléchissez, vous vous rendrez compte que la performance, surtout celle dont il est question dans le milieu professionnel, fait partie de ces idéaux qui ont été créés pour… désespérer l'homme. Il existe à cela une raison extrêmement simple : ils n'ont aucune finalité. Et il est terrible de penser que tant de personnes se laissent berner, et aient la faiblesse de croire que leur valeur intrinsèque est conditionnée, pire, mesurée par cette valeur de pacotille ! Que s'ils ne vont pas plus vite, que s'ils ne produisent ou ne vendent pas davantage, que s'ils ne sont pas plus efficaces, ils ne sont rien ou presque. Inutiles, méprisables, honteux, sortes de « maillons faibles », pour faire allusion à une émission sordide qui montrait pourtant, dans une caricature sociale parfaitement assumée, que l'échec condamne. L'échec aurait pu appeler à l'intérêt, à la compassion, pour ne pas dire à l'entraide, mais non. Dans cette émission qui, sans s'en douter, apprend déjà au tout jeune spectateur ce qu'est vraiment « le monde des grands », on apprend à rejeter quiconque ne réussit pas ce qui lui est demandé.
En fait, il existe un endroit dans la Torah où l'on parle de performance brute. Un Sage d'Israël du nom de Yehouda ben Teima enjoint : « Sois rapide comme un cerf »[4]. Il n'y a pourtant là aucune contradiction. En effet, certains commentent cet enseignement en expliquant que le cerf est un animal qui, lorsqu'il court, pour échapper à un prédateur par exemple, regarde toujours derrière lui afin de repérer si, parmi les siens, certains ne seraient pas à la traîne. Attendre ceux qui s'essoufflent ou trébuchent plutôt que de les laisser derrière, abandonnés, blessés, vulnérables, et tellement déçus, voici bien la rapidité authentique. La rapidité de celui qui fait avancer la société car il lui sert, tout en se sauvegardant lui-même.
Vous vous rendrez compte que ceux qui vous pressent ne le font généralement que pour leur profit. Ils vous inciteront parfois à vous écouter avec des arguments fallacieux, mais au final ils vous useront, se moqueront de vous, mépriserons votre intégrité, jusqu'à finalement vous évincer quand, à leurs yeux, vous serez devenue une sorte de maillon faible. À cet instant fatidique, et sûrement avant, vous ressentirez légitimement du chagrin ou de la colère.
Pourtant, et nous nous excusons par avance de terminer par une remarque aussi dure, mais néanmoins salutaire si vous voulez bien la considérer dans un but constructif, ces émotions violentes ne devraient pas être dirigées vers l'extérieur. C'est un exutoire, peut-être, cela contribue à apaiser la conscience, nous l'entendons… mais ce n'est qu'une perte de temps.
Quelque part, c'est à soi-même qu'il faudrait en vouloir, pour ne pas avoir su refuser, pour ne pas avoir su gérer une volonté extérieure devenue envahissante au point de supplanter la sienne propre. La règle est pour ainsi dire universelle. Si d'aventure l'autre devait me blesser, bien qu'il ne contribue évidemment pas à construire le monde de la sorte, son mauvais comportement n'occulte pas ma responsabilité pour autant. De quelle responsabilité est-il question ? De celle que j'ai envers moi, du fait que je me respecte. Une blessure causée par autrui devient ainsi un double questionnement vis-à-vis de moi : « Comment a-t-il pu parvenir à me blesser ? » et « Quoi consolider pour éviter ou pour absorber la prochaine agression ? ».
Le monde est parcouru de volontés contradictoire qui se croisent sans cesse, parfois sans se voir, parfois pour s'affronter, parfois pour s'unir. Soumis à ces vents multiples, comment continuer à marcher droit ? Là réside toute la question, et y répondre demande un investissement substantiel. Il faut d'abord pouvoir être, pour ensuite pouvoir vouloir, pour ensuite pouvoir décider d'un chemin, pour ensuite pouvoir décider de là où il mène, pour enfin placer son être sur le chemin et laisser son vouloir guider ses pas sans ne jamais perdre de vue la destination. C'est l'histoire d'une vie.
[1] Vous pouvez écouter la définition essentielle que nous proposons de la tristesse, au début de cette capsule audio.
[2] Au besoin, vous pouvez parcourir cette série de d'articles pour mieux comprendre le sens de ce mot un peu technique.
[3] Entre parenthèses, une relation surinvestie, de même qu'une réaction objectivement excessive, sont parmi les révélateurs d'un transfert qui agit malgré soi, c'est-à-dire en-deçà du seuil de la conscience.