Rabbi Yaa'qov Abou'hatsira était un cabaliste de renom, grand-père de Rabbi Israël Abou'hatsira, lui-même plus connu sous le surnom de Baba Salé. Au tout-début de son livre Guinzei haMelekh[1], Rabbi Yaa'qov Abou'hatsira mentionne les tout-premiers mots de la Torah : Au commencement, D.ieu créa[2]
Justement, au commencement même de Son acte de Création, avant même que l'univers physique ne soit formé, que créa D.ieu ? D.ieu créa la techouva[3]. Rabbi Ya'aqov enseigne ainsi que D.ieu dit alors : « J’ai déjà créé la techouva afin que si l’homme vient à fauter, si ensuite il fait techouva, Ma droite[4] sera tendue pour le recevoir et lui pardonner ce qu’il aura fait ».
Comme tout ce qui touche au Divin, voici une idée difficile à concevoir. Ce qui d'ailleurs est absolument normal, car si D.ieu ne suscitait pas maintes interrogations chez l'homme, serait-Il D.ieu ? Il faut bien que la transcendance dépasse l'homme, étourdisse son intelligence, bouscule sa raison pour mieux le pousser à découvrir toujours un peu plus, dans un voyage sans fin qui n'en est pas frustrant pour autant, ce qu'est l'absolue sagesse. L'idée d'avoir créé la techouva, la possibilité d'abandonner, mieux, d'effacer voire de sublimer la faute, ce avant même que la moindre faute n'ait été commise, peut donc paraître déconcertante de prime abord[5]. Telle fut pourtant l'idée du Créateur de toute chose. Avant même de créer le monde, avant même d'y installer l’homme, avant même que ne se manifestent la faute, l'attrait pour la faute, la conséquence de la faute, D.ieu avait déjà prévu un remède pour l’homme, au cas où ce dernier s'abandonnerait à ce plaisir au goût suave comme le miel mais à l'arrière-goût amer comme l'absinthe : désobéir à son Créateur.
Disons-le ainsi : D.ieu attendait l’homme, avec toute la connotation bienveillante que ce verbe peut véhiculer. S'il peut être permis de s'exprimer de la sorte, avant même que l'homme ne soit, D.ieu pensait déjà à lui.
Mais changeons à présent de cadre et, des mondes célestes, atterrissons rudement dans le métro parisien.
Si vous êtes familier de l'endroit, sans doute assistez-vous quotidiennement à la scène suivante. Un pauvre surgit, annonce son intention de « passer parmi vous » comme il dit, puis effectivement il passe. Il ne fait d’ailleurs souvent que ça : passer. Passer rapidement parmi les gens qui, par leur indifférence, l'expulsent de leur monde et le renvoie dans celui, ô combien sinistre, de l'anonymat. Notre pauvre réussit en quelque sorte le prodige de passer parmi la foule, sans la foule. Certes, la foule n’est pas réellement absente ; c'est son cœur qui est absent. En fait, dans la foule personne ne l’attend, ce pauvre. Lui s’y est habitué. Enfin, peut-être. Alors il passe rapidement, soit en silence, soit en proférant sa litanie que de toute façon personne n'entend, comme si les mots qui la composent n'avaient jamais été, il passe et change de wagon, refait la même annonce, puis passe encore, de wagon en wagon, heurtant l'absence des consciences des mots de souffrance, lesquels butent et retombent à terre… en silence. Des heures par jour, jour après jour.
Tous les commandements de la Torah ont pour but ultime de permettre à l’homme de s’attacher à D.ieu. L’un d'eux consiste à imiter D.ieu, comprendre Sa conduite, cette imitation étant au passage la seule que la Torah recommande du fait qu’elle ne nuit pas à l’être, bien au contraire. C'est à ce commandement que le verset suivant fait allusion : « Tu marcheras dans Ses voies »[6].
À bien y réfléchir, voici qui donne une dimension nouvelle à la mitsva bien connue de tseddaqa[7]. Car si l’on s'évertue à agir de la manière dont D.ieu agit, si l'on revendique avec une saine fierté l'image de D.ieu[8] avec laquelle nous fûmes créés, notre rapport au pauvre change du tout au tout, quelle que soit la nature de son manque. Car il y a les pauvres du métro, et puis il y a des pauvres beaucoup plus proches de nous, qui ont besoin de nous pour combler des insuffisances variées. Au fond, chacun est pauvre ; l'homme est un pauvre en puissance, puisqu'il manque de tout en permanence.
Eh bien, si de nouveau il peut être permis de s'exprimer ainsi, D.ieu attendait l'homme en préparant la techouva à son intention avant même qu’il ne soit là pour en tirer avantage. Aussi, par imitation de l'exemple divin, l'homme lui-même ne devrait-il pas se préparer à accueillir le pauvre avant même qu’il ne se manifeste ?
Allez, osons rêver un peu. Imaginons qu'à peine prononcé le familier : « Bonjours messieurs et dames, je ne suis pas là de gaieté de cœur », les visages se lèvent, les mains saisissent les porte-monnaies, les cœurs brisent leur prison de glace, refusant d'imposer à ce pauvre du métro le silence assourdissant de l'indifférence. Ce dernier poursuivrait-il même son discours ? Gageons qu'il s'arrêterait net et se mettrait à pleurer de reconnaissance, pour le seul intérêt qui lui aura été témoigné, une chaleur humaine qui, à ses yeux, vaut tout l'or du monde.
Le pauvre, dans son acceptation la plus générale, ressent la manière dont on le reçoit. Toute personne privée d'un certain élément existentiel, et donc nécessairement empêchée d'atteindre la plénitude, ce que l'on nomme communément le bonheur, se sent de ce fait un peu rabaissée, un peu mise à l'écart, un peu honteuse. Elle développe alors une sorte d'hyper-attention envers ses semblables, qui pourraient potentiellement la délivrer de son manque. Une telle personne ressent parfaitement l'attente qu'on lui a réservée ou au contraire l’indifférence dont on l'abreuve. Dans le cadre de toute tseddaqa quelque part, l'accueil du pauvre est plus précieux que son aumône. Nos Sages n'enseignent-ils pas que 6 bénédictions surviennent quand on donne une pièce à un pauvre, 11 bénédictions quand on le console, et 17 quand on lui apporte et l'un, et l'autre ? La consolation, l'intérêt pour la souffrance de l'autre, c'est cela même qui suscite dans le Ciel la plus grande bénédiction.
Quand le pauvre est attendu, la boucle est bouclée car l'homme s'est conduit tel qu'il est, tel qu'il fut créé : à l'image de D.ieu…
[1] Traduisible par Les trésors du Roi.
[3] Littéralement le retour, sous-entendu le retour de l'homme égaré par ses idées erronées, vers la Vérité pure, c'est-à-dire vers D.ieu.
[4] Comprendre, la Miséricorde divine.
[5] Et pourtant… quel architecte ne construirait pas un édifice solide, s'il savait avec certitude que celui-ci serait un jour ébranlé par quelque secousse prodigieuse ?