Pour débuter cet article, nous voudrions proposer au lecteur un jeu de rôle. Qu’est-ce qu’un jeu de rôle ? C’est un jeu où l’on joue bien sûr, mais pas n’importe comment ou plutôt pas n’importe qui puisque, le but du jeu de rôle c’est de jouer un rôle. Certains perçoivent d’ailleurs la vie comme un jeu de rôle, où ils jouent le rôle d’un autre au lieu de jouer leur propre rôle, mais là n’est pas notre sujet.
Imaginez-vous donc dans le rôle d’une personne qui, comme beaucoup, emprunterait chaque matin le même itinéraire pour se rendre au bureau. Et pour que le jeu soit le plus immersif possible, racontons le trajet à la première personne du singulier sachant que cette personne, vous l’avez compris, ce sera vous !
À l’entrée du bâtiment se tient un homme. Il est vêtu comme un pompiste des années 50, avec une salopette rouge et une casquette dans le même ton. Sous son bras il retient toute une pile de journaux qu’il distribue gratuitement à qui le veut bien. Quelques-uns prennent un journal, d’autres refusent, la plupart ignorent le pittoresque personnage qui, malgré ses gesticulations et ses appels qu’il manifeste au bout d’un temps, n’attire pas les foules.
Je me souviens, la toute-première fois que je l’ai croisé au bas de l’immeuble où se trouve le siège de ma société, j’avais refusé d’un « Non, merci » machinal. Un réflexe sans doute développé par mimétisme, à force de voir autour de moi des réactions de rejet, à différents degrés, face à une main tendue. Les jours suivants, je le saluais poliment, histoire peut-être de maintenir un lien social minimal avec cet homme qui, je dois dire, me fait un peu de peine, mais tout en continuant à refuser de prendre le journal qu’il m’offrait chaque matin avec quelque chose comme de l’espoir dans ses yeux. C’est que j’ai vu le journal dont il s’agit. Pas mon genre. Je préfère encore le laisser à un autre que ces lectures intéressent. Je le lui ai dit d’ailleurs. Oh, très aimablement, soyez-en sûrs ! L’homme avait pourtant l’air déçu, je n’ai pas bien compris pourquoi. Après tout, il les donne ses journaux, il ne les vend même pas.
Et puis aujourd’hui, il s’est passé quelque chose d’étrange, quelque chose de différent des autres jours. L’homme était toujours là, dans son habit caractéristique. Sitôt qu’il m’a aperçu alors que je tournais au coin de la rue, il a retiré un journal de la pile. Plus je m’approchais de lui, plus il me le tendait avec une sorte d’insistance sourde, presque un espoir comme il m’avait déjà semblé. Tout semblait m’appeler, son regard, son attitude, même son journal. Je sais que c’est absurde, pourtant c’est ce que j’ai ressenti sans parvenir à me l’expliquer. Quand je le rejoignis, malgré la gêne causée par cette tension mystérieuse que j’éprouvais, je déclinai poliment, comme d’habitude. En passant devant lui, je voyais du coin de l’œil son bras se baisser et son corps se voûter légèrement. Déception. C’est le mot qui me vint alors à l’esprit, comme un flash de… de quoi au fait ? Un flash de lucidité, je crois. Et puis, il se mit à parler. À parler pour la première fois. Dans un second flash, je réalisai en effet que cet homme ne m’avait jamais adressé la moindre parole. Il se contentait de me tendre son journal, à moi ou à d’autres. Mais là, il s’est mit a balbutier des mots, enfin, des sons. Un long geignement, tellement expressif, tellement intelligible. Déception. Alors j’ai eu le cœur brisé. J’ai soudain réalisé que ce pauvre bougre n’avait plus toute sa tête. Il se contentait d’être là, au même endroit chaque matin que D.ieu fait, fidèle au poste, fidèle à son poste, avec un mélange de régularité et de dignité proprement bouleversant.
Ce jour-là, contrairement aux autres jours, j’ai beaucoup pensé à l’homme à la salopette et à la casquette rouges. Même le soir, avant de m’endormir, je le revoyais me tendre son journal. J’entendais également sa misérable lamentation. Elle me fit glisser dans un sommeil troublé.
Le lendemain, je retrouvais l’homme. Comme à l’accoutumée, il me tendit son journal sans un mot, avec une lueur d’espérance dans le regard. La nuit était passée, c’était maintenant un autre jour, l’émotion de la veille s’était estompée, tout était redevenu normal en somme. Je m’apprêtais donc à refuser poliment de prendre le journal qu’il me tendait à bout de bras.
Prenez le temps de prolonger encore un petit peu ce jeu de rôle que nous venons de vous proposer, pour réfléchir à une simple question. Si vous aviez été à la place du narrateur, qu’auriez-vous fait : auriez-vous pris ce journal, l’auriez-vous refusé ? L’auriez-vous pris par pitié, l’auriez-vous refusé pour qu’un autre en profite ?