Le monde fantasmatique est décidément un unique en son genre. On le jurerait anodin, tant il on le côtoie naturellement.
Pourtant, il n'en est rien. Comment un tel lieu[1], dont sont absents les fondamentaux de la cohérence, à savoir la raison, la règle et la limite[2], pourrait-il être qualifié d'anodin ? Car le fantasme se joue de la raison, il ignore la règle, il ne connaît aucune limite. Et derrière l'impression de liberté apparente qu'il confère, une impression plutôt positive donc, le fantasme peut s'avérer dangereux.
Attention, nous n'avançons pas que le fantasme serait à bannir, ou encore serait nocif. Loin de nous une telle idée ! Le fantasme, la non-réalité donc, est paradoxalement une partie essentielle de la réalité. Quant à savoir la place du rêve dans la vie, justement, c’est un sujet fondamental mais qui dépasse le cadre de notre publication.
Ce que nous avançons en revanche, c'est que le fantasme est un processus, une expérience même, potentiellement source d'instabilité. Il porte en lui beaucoup trop de facilité, de légèreté, d'instantanéité, vous savez, ces distances intellectuelles ou émotionnelles éventuellement immenses, mais qui deviennent franchissables presque sans effort, tout de suite, par le seul effet de la volonté. Convenez que cette faculté mérite bien un peu d'attention…
Nous parlons de distances émotionnelles aisément franchissables. Eh bien, c'est justement au fantasme amoureux que nous allons à présent nous intéresser. Car, nul ne l'ignore, le fantasme amoureux peut faire cruellement souffrir. Le titre de cet article le compare à une prison et indique que celle-ci est apte à ébranler la raison. C'est ce que nous allons essayer de comprendre.
Dans une relation interpersonnelle à connotation affective donc, il y a les moments face à face où l'on se voit, où l'on se parle, où l'on s'écoute par voie de conséquence et, de ce seul fait, où l'on se reconnaît l'un l'autre, même si la relation n'en est qu'au stade où l'on apprend à peine à se connaître. Puis il y a les autres moments, sans doute plus fréquents, peut-être plus intenses aussi. Ces moments où la personne déjà aimée le devient encore davantage quand son absence physique est compensée par sa présence imaginaire. Quand la réalité a cédé sa place à l'imaginaire.
Dès lors que l’être aimé, cet être qui, éventuellement malgré lui, génère des sentiments personnels à la fois si puissants et si intimes, dès lors donc que l'être aimé devient un élément du monde fantasmatique, un certain mouvement émotionnel est susceptible de survenir. Ce mouvement n'a rien de virtuel. Il est réel, il agit sur le sujet, il le métamorphose concrètement ! La réalité, quant à elle, n'a pas évolué. Fatalement, un décalage apparaît. Un décalage qui peut vite devenir abyssal, à mesure que la « machine à fantasmes » fonctionne et que le sujet qui l'alimente et la subit, s'autorise à croire ce qu'il tient à croire, à désirer ce qu'il tient à désirer, sans limites, sans gêne ou obstacle imposés par la réalité, parfois sans morale, et finalement sans même l'être ainsi adoré en secret.
Qu'advient-il alors, qu'advient-il de ce décalage ? Une jour viendra où il sera confronté à la réalité. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu'importe. Ce moment devra arriver. Car la réalité ne va pas aussi vite que le fantasme et, surtout, ne suit pas le chemin foncièrement arrangeant, plaisant, égoïste pour tout dire, du sujet qui en dessine librement les contours dans l'intimité de son esprit. Quand il se révèle, le décalage avec le fantasme devient soudain, disons, désagréable. Il paraît désagréable pour une seule raison, que nous évoquions d'ailleurs en préambule : le fantasme s'affranchit de la réalité. C'est son inconvénient majeur. Car la vie de la personne équilibrée, nous le savons, s'enracine dans la réalité[3], dans la « vraie vie » en d'autres termes. Dans un tel cas favorable, le fantasme devient l'épice qui relève le plat, sans jamais se substituer au plat lui-même. Mais quand le fantasme prend trop d'importance, au sens où il passe avant le réel, le rend caduc, indésirable, incompatible avec une réalité subjective qui par conséquent n'existe que dans l'être qui l'a fabriquée, qu'advient-il ?
Pour le dire différemment, comment parvenir à concilier ce qui s'apparente à une incompatibilité totale ? Le fantasme, qui se nourrit de liberté, en a trop pris justement, si bien que la réalité ne peut plus l'accueillir, le supporter, le cautionner. Il devient impossible de le concilier avec une réalité dont il s'est trop éloigné, jusqu'à s'en détacher entièrement.
L'élément essentiel repose là. Voici que le fantasme, censé libérer pour réutiliser ce langage, engendre l'effet inverse. Puisque la réalité ne veut pas de lui, alors qu'il est pourtant un pur produit de la volonté intime du sujet qui l'a orchestré, le message tacite est aussi clair que porteur de désespoir. La volonté du sujet ne peut plus se supporter elle-même. Tel est le message en question.
N'est-ce pas la déréalisation de l'être exprimée en toutes lettres ?
Car exister, c'est bien projeter sa volonté dans le réel. C'est en devenant le support de la volonté que la réalité permet à l'être de s'accomplir. Mais quand il devient manifeste que la volonté est pour ainsi dire en contradiction avec le réel, quel chemin reste-t-il à celle-ci pour lui permettre de s'exprimer ? Il en reste un seul, le fantasme. C'est en constatant que le fantasme est pour lui la seule issue, que le sujet revit ses aspirations sans trêve, comme bloqué dans un univers refermé sur lui-même, pauvre substitut d'une réalité dont le sujet a perdu la trace.
On parle parfois d'amour impossible. Dans notre scénario, il s'agirait plutôt d'une impossibilité à vivre ce que l'on est désormais contraint de seulement rêver.
Force est de convenir que le titre de l'article devient autrement plus parlant. Le monde refermé sur lui-même évoqué à l'instant est, de toute évidence, comparable à une prison. Quant à parler de folie, cela ne nous paraît pas trop exagéré, quand on réalise à quels états peut mener une volonté personnelle que le monde refuse, sinon d'assouvir, au moins d'écouter.
Mais alors, où est l'erreur ? Qu'est-ce qui a pu dysfonctionner ? Peut-être pourrait-on suggérer que si une part de réalité est entrée dans le fantasme pour lui donner corps, le fantasme, lui, n'a jamais pu rentrer dans la réalité. Il lui a tourné le dos, il l'a refusée, il l'a méprisée. En ouvrant trop largement la porte de l'imaginaire, l'être a automatiquement refermé celle de la réalité. Et comme la chose s'accomplit volontiers sans que lui-même en ait conscience, alors oui, on peut parler de prison sans exagérer le moins du monde. Sa prison représente en premier lieu l'incompréhension de sa propre coupure avec le réel.