Une autobiographie à l'envers
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Rav Avraham Yecha'ya Karelitz, plus connu sous le nom de « 'Hazon Ich », était un homme d'une stature peu commune. Voici une anecdote pour en prendre la mesure.

Invité à un heureux événement, il se retrouva au milieu de nombreux convives qui lançaient des « Mazal tov ! » enjoués au maître de maison. Quant au 'Hazon Ich, il ne buvait rien. De nombreuses boissons étaient proposées, certaines bouteilles bien en évidence face à lui, pourtant le Rav n'y accordait aucune attention.

Le maître de maison s'en aperçut. Il approcha de son illustre invité et lui demanda respectueusement si quelque chose n'allait pas, serait-ce le niveau de cacherouth des boissons. Le 'Hazon Ich lui assura que tout était parfait, si ce n'est qu'il ne voyait pas planer les lettres du Nom divin au-dessus de son verre.

Le maître de maison mena une enquête rapide. La fête avait réuni tant de convives que de la vaisselle neuve avait été achetée pour l'occasion, dont chaque ustensile avait été immergé dans un miqvé. Cependant, une boîte avait été oubliée et les verres qu'elle contenait n'avaient donc pu être trempés. Le verre du 'Hazon Ich faisait partie de cette boîte. De toute évidence, ce dernier n'y versait rien car il « voyait » un certain défaut de sainteté dans cet ustensile.

Tel était le 'Hazon Ich. Un authentique homme de D.ieu.

Un jour, il eut ce mot. « À notre époque, chacun devrait déchirer ses vêtements ». Il faisait référence à l'entaille pratiquée dans le vêtement au moment où l'on apprend, D.ieu préserve, la perte d'un être proche. Il signifiait donc que sa génération pouvait se considérer comme orpheline, exactement comme si elle avait perdu père et mère.

Son message était évidemment de nature métaphorique. Il signifiait que de nos jours, les parents ne savent plus éduquer. Cela ne veut pas dire pour autant qu'ils n'essaient pas sincèrement et ne doivent d'ailleurs pas cesser d'essayer. Cela veut plutôt dire qu'à notre époque la confusion est telle, que même avec les meilleures intentions du monde nous, parents, commettons tous des erreurs éducatives monumentales. Nous ne savons tout simplement plus assumer cette mission délicate mais essentielle, qui réclame de savoir à la fois aimer, guider, enseigner, avertir, punir parfois, écouter, juger, pour finalement préparer nos enfants à cette même tâche.

Avant de devenir parents, nous avons été des enfants. Alors nous avons grandi. Parvenus à l'adolescence puis à l'âge adulte, la plupart d'entre nous disaient aimer leurs propres parents. Si certains leur en on voulu ou leur en veulent encore aujourd'hui, ils restent minoritaires. Et pour peu qu'un élan d'amour assez puissant brise l'écorce de rancœur qui les aura insensibilisés, même ceux-ci reconnaîtraient à leur tour qu'ils les aiment, quoi qu'aient été leurs enfances.

Au fond, personne ne peut vivre sans un papa et une maman. Même quand on en a été privé, que ce soit au sens propre ou au sens figuré, on s'en cherchera d'autres. Des parents de substitution, quitte à les fabriquer de toutes pièces et les faire vivre au travers de tel ou tel individu[1].

Si nous nous en tenons à la réflexion du 'Hazon Ich, tous, autant que nous sommes, souffrons cependant d'une carence éducative. En général, il s'agit d'une carence affective. Des parents qui nous ont écrasés, nous ont privés de repères vrais et stables, n'ont pas suffisamment suscité l'amour propre ou la confiance en soi, n'ont pas su nous insuffler l'envie de vouloir, de rêver, la force de se donner des ailes et pouvoir ressentir ce sentiment délicieux : être.

Sans doute ont-ils cru bien faire et leurs erreurs n'étaient-elles pas volontaires. Qui voudrait sciemment anéantir sa progéniture ? Pourtant, le résultat est bien là. Nous sentons une sorte de manque, un vide existentiel. Et pour beaucoup qui n'osent ni le confier à autrui, ni se l'avouer, le livre de leur vie commence par le mot « FIN », à l'image d'une autobiographie écrite à l'envers.

Rav Dessler définit par le terme général de « kelim »[2], tout ce que chacun est susceptible de côtoyer, au sens large. Car l'homme est né pour peiner[3] et, afin de l'aider dans sa tâche, ses outils de travail sont tout ce que l'existence lui offre. Aptitudes morales, intellectuelles ou émotionnelles, biens matériels, expériences, relations, états d'âme, et tant encore. La liste est inépuisable. En fait, elle se renouvelle à chaque instant.

L'éducation reçue fait partie de ces fameux kelim. Même si l'on peut objectivement la qualifier de destructrice ? Et tant que nous y sommes, y compris une enfance jugée meurtrie ou une adolescence que l'on aimerait pouvoir recommencer ? Eh bien oui, indiscutablement.

Soyons réalistes. Personne ne prétend qu'il serait facile d'écrire sa propre histoire en commençant par le mot « FIN ». Un mot qui, par nature, n'en appelle pas d'autre. Surtout quand on n'a pas délibérément choisi d'écrire ce mot, mais qu'il nous a été imposé, que, pour ainsi dire, on s'est vu l'écrire malgré soi, avec frayeur et sans doute quelque désespoir.

À ce stade, il importe de rappeler deux principes clés du judaïsme.

Tout d'abord, D.ieu considère ce que l'homme qualifie volontiers de « raté », de manière autrement moins négative. Prenons le cas typique de l'erreur. « Tout le monde peut se tromper », dit-on. Il n'en reste pas moins vrai qu'aux yeux des autres, se tromper n'est jamais glorieux. En se référant à n'importe quelle parole de Torah, nos Sages révèlent : « Un homme n'accède à sa vérité[4] qu'au moment où il trébuche sur elle, l'enseigne de manière erronée et qu'il lui est fait honte »[5]. Comment en est-il arrivé là ? À cause de son erreur, justement.

Selon la Torah, l'erreur n'est donc pas juste une circonstance potentiellement exploitable à des fins d'apprentissage comme le pensent, depuis peu d'ailleurs, les pédagogues. L'erreur est le passage obligé dans la quête de la vérité !

Une éducation proprement désastreuse, même si elle apparaît comme un handicap définitif, recèle donc en réalité un trésor inestimable. Seule la souffrance, et donc nécessairement la distance avec ce trésor, empêche d'en constater la valeur puis de l'exploiter.

Second principe, pour continuer sur l'image de l'autobiographie, D.ieu ne demande nullement à l'homme d'écrire ce qui, de son point de vue, deviendrait un best-seller, un récit sans fautes ni incohérences, une œuvre majeure. Il ne t'incombe pas de terminer le travail[6], enseigne la Michna. Peut-être le livre de notre vie sera-t-il incomplet quand D.ieu nous le réclamera. Qu'importe ? Il n'exige pas que nous le finalisions.

Ici-bas, écrire une autobiographie à l'envers est un acte sans prestige. Les plus enthousiastes y verront une démarche artistique décalée, la plupart un projet absurde sur fond d'échec non assumé. Vu d'en haut, c'est exactement l'inverse.

Aussi, quand l'homme trouve la force d'écrire serait-ce quelques phrases, même maladroite, après le mot « FIN » de son autobiographie, il ne produit ni un brouillon imprécis ou un essai grotesque. Il accouche d'un authentique chef-d'œuvre.

Notes

[1]  Et à son insu !

[2]  Des outils, littéralement

[3]  Iyov 5,7.

[4]  À la vérité d'une parole de Torah, donc.

[5]  Rachi ad. Guittine 43a.

[6]  Pirqei Avoth 2,16.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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