C'est l'histoire d'un enfant un peu impulsif, et surtout très susceptible. Dès qu'il sent le moindre soupçon de vexation personnelle, comme il ne sait pas comment gérer cette dernière, le voici qui trépigne puis croise les bras rageusement, avant de se mettre à bouder. Quand ses parents essaient de lui expliquer que sa réaction est excessive, que leur remarque à son égard n'était qu'une boutade, ou quand ils tentent de le convaincre que la moquerie d'un camarade de classe ne mérite pas une réaction si disproportionnée, l'enfant fonce dans sa chambre en maugréant. Il garde alors le silence pendant de longues minutes. Et même des heures entières, dans les mauvais jours.
Bien que l'enfant n'ait que cinq ans, ses parents tentent de le raisonner. De lui expliquer que son caractère soupe au lait ne lui occasionnera que de la frustration dans la vie. Rien n'y fait. Les années passent et l'enfant grandit tout en gardant sa susceptibilité qui, d'ailleurs, fait la joie des membres de son entourages les plus moqueurs.
Quant aux parents, ils ont baissé les bras. Ils ont tout essayé : la douceur, la punition, l'appel à la raison, les supplications. Rien de cela n'a porté. Alors ils sont déçus – quel parent ne le serait pas ? Déçus, amers même, eux qui entretiennent une inquiétude sourde quant au devenir de leur enfant. Son entourage finira-t-il par se lasser définitivement de son mauvais caractère ? Et que dire de ces occasions ratées, de ces tranches de vie gâchées, pour rien ou si peu, juste parce qu'il préfère repousser tout au lieu d'envisager ce qui pourrait encore être pris ! Jusqu'à quand cet enfant s'interdira-t-il ce fabuleux atout dont jouissent les gens à l'esprit léger, ces gens capables de ne pas s'appesantir trop longtemps sur une émotion, une sensation, une expérience, pour vite passer à autre chose, un peu comme on saute rapidement un obstacle pour continuer sa route ?
Et puis un beau jour, il se passe un épisode littéralement remarquable. Une anecdote, pas davantage, mais qui pour lui et ses parents signifie beaucoup. Alors que la maman avait acheté à son enfant un nouveau pantalon bien trop grand pour lui, après l'avoir essayé l'enfant se met à courber le dos et à marcher d'un pas mal assuré tout en pouffant et en imitant la voix d'une personne très âgée. « Qu'est-ce qui t'arrive ? » demandent les parents non sans sourire, car la scène est effectivement amusante. Et leur enfant de les regarder avec malice et de lâcher, non sans retenir le pantalon des deux mains pour qu'il ne tombe pas : « Je veux bien des bretelles, aussi ! ».
La mère s'esclaffe alors, tandis que le père fixe son enfant avec intérêt, presque avec gravité. Puis il lui sourit largement et déclare d'un ton triomphal : « Bravo, mon chéri ! Enfin, tu as compris ».
Peut-être avez-vous croisé une fois cet enfant, peut-être même le croisez-vous tous les jours car c'est le vôtre, peut-être ne l'avez-vous jamais rencontré. Peu importe, après tout. Peu importe même que lui et ses parents soient réels ou fictifs. L'essentiel réside dans ce qu'il est possible d'apprendre d'eux.
Alors, que devrait-on retenir ? Une leçon fondamentale, pensons-nous.
L'éducation n'est pas une chose aisée. C'est un projet à la fois délicat et grandiose. Comme tous les grands combats, il se gagne âprement. Il faut parfois attendre la fin de l'adolescence, voire l'âge adulte, pour que l'enfant finisse par ressembler à l'être que ses parents ont longuement éduqué. Nombre d'enfants, devenus grands, semblent littéralement éclore. Ceci advient le jour où leur être, enfin construit, peut intégrer les conseils du passé qui, s'ils ont longtemps pu être bafoués, n'ont jamais été totalement oubliés.
Quand les parents éduquent, à la limite ils ne devraient pas attendre de voir des résultats. Encore moins de voir des résultats immédiats. Ils seraient déçus, agacés, frustrés, et abandonneraient l'essentiel de leur travail : un effort. Un effort évidemment continu et sincère, autant que faire se peut. Un effort pour l'effort, où ne compte quasiment que la conviction que l'on y met.
L'image pourra être risible tant elle paraît peu flatteuse : un bœuf qui laboure sempiternellement un champ, sans se poser de questions, la tête baissée non en signe de résignation mais plutôt, dirions-nous, en signe d'application, n'a pas fière allure pour un œil railleur. Et pourtant… Quand arrive la fin de la journée et que le bœuf rentre à l'étable, que laisse-t-il derrière lui ? Un champ labouré, prêt à produire ses fruits.
Même d'un simple bœuf, il doit être possible de s'inspirer. L'éducation est surtout faite d'espoirs, des espoirs souvent déçus d'ailleurs. Aussi, si l'on éduque uniquement afin de vite récolter ce que ces espoirs visent, on risque peut-être de ne jamais éduquer. Il existe une récompense dans l'éducation. En général, elle vient. En général de nouveau, elle vient tardivement. Est-ce si grave ? Pourvu qu'elle vienne, pourvu que la leçon ait été comprise, pourvu que l'héritage est été transmis, n'est-ce pas la seule chose qui compte ?