Nous terminions la seconde partie de cet article sur une remarque apparemment bénigne. Poursuivons en tâchant de comprendre vraiment ce qu'elle recèle. Comme nous allons le découvrir, cette compréhension sera cruciale.
De manière générale, il est assez aisé d'échapper à une circonstance affreuse au point de déranger, pour peu que l'on n'ait pas vécu cette circonstance. Elle peut bien s'avérer dérangeante dans l'absolue, quelle importance pour soi ? Elle sera après tout survenue dans un lieu et dans un temps que l'on n'aura jamais côtoyés. Ce ne fut ni envers moi, ni par moi, ni avec moi, ni en présence de moi. Ce fut absolument hors de moi. La circonstance et moi sont deux, je suis sauf.
Qu'advient-il si la même circonstance affreuse m'implique ? La réponse coule de source : j'en deviens un élément constituant, malgré moi[1]. En fait, que je le veuille ou non, je suis devenu l'un des rouages d'une machine d'épouvante. C'est alors que se produit une scission dans l'intimité de l'être, entre le « je » qui participa à une expérience bouleversante, au passé donc, et le « je » qui voudrait tant être au présent, et devenir au futur, si du moins il pouvait se détacher de la même expérience qu'après-coup il se met à rejeter violemment.
Nous disposons maintenant d'un indice précieux pour nous aider à mieux comprendre l'empreinte d'un traumatisme.
Cet indice, qui porte en passant le nom technique de clivage[2], renvoie à l'union impossible de deux facettes du moi, de deux « je » comme nous l'écrivions. L'un littéralement prisonnier du passé[3], l'autre coincé dans un présent qui ne peut évoluer, étant écrasé par un passé sans cesse ravivé. Un passé qui refuse de se faire oublier et de retourner dans sa dimension, en quelque sorte.
Au fond, pour l'esprit humain en perpétuelle quête de sens, d'ordre et de logique, le clivage joue si l'on peut dire le rôle de fusible psycho-émotionnel. Il lui évite l'arrêt à l'esprit, devant un contraste que ce dernier n'est pas conçu pour appréhender.
Si nous allons à peine plus loin, nous pourrons faire le lien avec la nécessité de parler.
Exprimé de manière légèrement différente, le traumatisme est un ensemble d'effets déstabilisants produits par un moi désuni. La réappropriation de soi, tel est le véritable enjeu. Se retrouver, entier, raconté et même réhabilité à ses propres yeux, avec un passé bien à sa place, derrière soi, et un présent qui ait déjà la possibilité de devenir un futur. Réveiller tout ce qui, en soi, est demeuré figé. Tout ce qui a dit non, sans avoir pu ou su dire non, quelles qu'aient été la forme et l'intensité de ce non. S'extraire d'un film d'horreur en réalisant au plus profond de soi que dans ce mauvais scénario, je n'ai pas voulu être acteur, mais que je fus choisi d'autorité pour servir le rôle d'un autre acteur, le « méchant » du film. Le sinistre « Rebbe » à l'esprit dérangé qui me fait du mal à moi, pas parce que je suis moi mais parce qu'il est lui.
C'est au fond à un procédé d'éclairage, pour rester dans le monde cinématographique, que l'on convie l'enfant après un traumatisme.
Dire pour sortir de soi, puis voir, puis comprendre, puis faire le tri. Et, dans ce tri, au milieu des décombres, se reconnaître pour se prendre par la main et quitter ce lieu malsain pour ne plus y revenir, ou plus exactement pouvoir y revenir mais sans effroi[4]. Et si l'enfant ne peut parler, qu'il s'exprime autrement, pourvu qu'il fasse sortir l'innommable de sa propre personne. Une alternative intéressante pourra être le dessin, un procédé largement utilisé par les pédopsychiatres par exemple.
Si nous pouvons nous permettre une parenthèse, il nous revient à l'esprit une histoire étonnante. Elle concerne non pas d'un enfant mais une jeune femme prénommée Marilyn, lourdement traumatisée, et à qui son thérapeute demanda de dessiner librement un portrait de famille. Elle esquissa un enfant à l'expression horrifiée, dos à un mur, prisonnier d'une espèce de toile d'araignée lancée par trois personnages hideux. L'un arborait un visage dont les yeux étaient absents, l'autre exhibait un membre viril démesuré, le troisième grimaçait atrocement. Le plus terrible, pour renvoyer à un passage antérieur, résidait moins dans ce croquis troublant que dans le sentiment de la jeune femme, par ailleurs persuadée d'avoir eu une enfance plutôt heureuse, et qui ne reconnaissait même pas ce qu'elle venait de dessiner. On ne sera pas surpris d'apprendre que ses tout-premiers souvenirs remontaient à ses douze ans et pas avant. Nous refermons la parenthèse.
Voilà pourquoi il est si important de parler en tant qu'enfant. Ou de faire parler mais en tant que parent cette fois, auprès de son enfant cela va sans dire, mais aussi, sur un autre plan, en s'efforçant de faire connaître l'affaire. De l'ébruiter, de la montrer à la société, non pas dans une invitation à un voyeurisme morbide, mais comme pour lui dire avec dignité et gravité à la fois : « Vois et réalise que ceci existe en ton propre sein ». Pour prévenir les autres, faire savoir que l'indicible peut exister même dans une école juive, même dans une école religieuse ! Garder le silence, ce serait un peu entretenir une sainteté idéalisée, une sainteté de pacotille[5], que des personnes ayant intérêt à taire l'affaire voudraient préserver. En somme, une perfection trompeuse, juste pour l'image, comme on tenta de le faire il y a presque deux mille ans avec un autre homme, juif lui aussi, dans un contexte très différent il est vrai.
Et puis, parler à la société pour regagner ma place auprès d'elle. Non pas qu'elle m'ait chassé : c'est moi qui m'en suis exclu, portant injustement la honte des vrais coupables de mon traumatisme, me jugeant moi-même trop indigne, presque trop inhumain pour vivre parmi les humains. C'est pourtant à cette société qu'il me faudra clamer : « Je veux rester parmi vous ! J'y ai encore ma place. Eux l'ont perdue. Eux qui ont touché à nos enfants, les ont battus, ont mutilé sur âme en les agressant sexuellement. Eux aussi qui ont voulu acheter le silence des parents après l'affaire, qui se sont cachés aux moment où ces derniers exigeaient des réponses. Mais non, ils ont préféré fuir comme des lâches, alors qu'ils étaient responsables, qu'ils auraient pu, qu'ils auraient dû intervenir, même après-coup, au moins par empathie, par solidarité, pour ne pas dire par responsabilité vis-à-vis de parents sidérés. Ils n'ont ni honoré leurs titres de soi-disant responsable, ni montré la plus stricte marque d'humanité aux parents et aux enfants. Est-ce bien à eux que nos enfants ont été confiés ?
Aussi, ce ne sera pas aux victimes, enfants et parents, de se taire et de se cacher. Les parents devront parler à la société afin que la honte frappe ceux qui l'ont méritée. À cette société qu'il importe de garder saine tout en préservant sa propre sanité d'esprit, il faudra bien que révéler la présence en son sein d'un élément nuisible susceptible de la mener à sa ruine.
Car c'est bien cette maternelle maudite, cet enseignant cauchemardesque[6], ceux parmi les personnels qui ont brutalisé des enfants, ceux parmi la Direction qui n'ont pensé qu'à leur misérable renommée, ce sont bel et bien ceux-là et tous ceux qui s'en feraient les complices en tentant d'étouffer l'affaire[7], qui sont malades ! C'est à eux de souffrir l'enfermement. Pas à l'enfant qui aura tendance à se murer dans une culpabilité déplacée qui le poursuivra sans doute jusqu'à l'âge adulte. Un enfant qui, s'il ne parle pas, s'il ne s'accroche pas à la société, s'il ne se maintient pas dans le monde des vivants, deviendra une ombre qui erre.
Devenu grand, sera-t-il un autre « Rebbe » qui terrifie des âmes pures entre deux alef-beth récités en chantant ? L'image est choquante. La réalité fut pire, car elle dépassa l'image pour s'imprimer dans le réel, de cette empreinte dont nous avons dit quelques mots. Tentons donc dès à présent, comme disait Rabbi Tsvi Hirsch[8] de ne pas abîmer ce qui est neuf et à réparer ce qui est abîmé.
[1] Ce que nous pourrions de nouveau appeler une corrélation de fait. Une corrélation ni désirée, ni provoquée, ni assumée par le sujet. Elle a été, et cela suffit à engendrer chez lui un choc.
[2] Le clivage renvoie en fait à une notion plus générale. Il s'agit de l'apparition de deux expressions du moi antagonistes qui naissent à la suite d'un désir personnel intense et non concrétisé. Dans le cadre du traumatisme, on pourra parler plus justement de dissociation.
[3] Pour donner une métaphore, c'est comme un personnage de film qui resterait coincé dedans car une main aurait appuyé sur le bouton « pause ». Et ce, en étant pleinement conscient de ce qui lui arrive. La scène du tesseract à la fin du film Interstellar peut d'ailleurs aussi servir de métaphore.
[4] Nous insistons particulièrement sur ces derniers mots. Guérir d'un traumatisme renvoie réellement à un processus diamétralement opposé à la fuite, donc au refus. L'acceptation, qui devra être accompagnée par une tierce personne au risque d'ajouter à sa propre souffrance, est le prix de la liberté.
[5] Une sainteté malsaine. Le jeu de mot était facile, cependant il sonne terriblement juste.
[6] Pour l'anecdote, personne n'a pu trouver l'attestation qui lui permet d'enseigner. Comment un individu aussi peu adapté au circuit éducatif a-t-il pu y rentrer ? Qui lui a ouvert la porte en connaissance de cause, commettant par là même une erreur ?
[7] N'est-ce pas meurtrir une seconde fois les enfants abusés que d'orchestrer cela ?
[8] Voir le tome 1 de notre livre « Et par elles, vous vivrez ! », page 403.