Quatre hommes pénétrèrent le Pardess : Ben 'Azaï, Ben Zoma, A'her et Rabbi 'Aqiva. Rabbi 'Aqiva les avertit :
— Lorsque vous parviendrez devant des pierres de marbre pur, ne dites pas : « De l’eau, de l’eau ! » car il est dit : « Celui qui parle faussement ne subsistera pas devant Mes yeux (Tehilim 101,7) ».
Ben 'Azaï contempla (la Gloire divine) et mourut. (…)
Ben Zoma contempla (la Gloire divine) et perdit la raison.
A'her coupa les racines[1].
Rabbi 'Aqiva entra en paix et sortit en paix.
Selon cet enseignement du Traité 'Haguigua, quatre hommes réussirent à élever leurs âmes dans les mondes supérieurs jusqu'à atteindre un endroit nommé « Pardess ». Un endroit extrêmement saint, mais aussi un endroit extrêmement dangereux.
En effet, sur les quatre un seul revint indemne : Rabbi 'Aqiva. Pourtant, les trois autres étaient certainement prêts à un tel voyage, pour périlleux qu’il fut. Ben 'Azaï, Ben Zoma, A'her[2] étaient des Sages d’Israël, avec tout ce que cela implique. Pour donner un ordre d’idée, le seul parmi les trois dont on pourrait éventuellement remettre en cause l’envergure, de par son nom même[3], était un grand parmi les grands[4].
S’il en est ainsi, la question qui se pose est évidente : à quoi Rabbi 'Aqiva dut-il sa survie à tous niveaux ?
Car, rappelons-le, Rabbi 'Aqiva conserva à la fois son intégrité physique contrairement à Ben 'Azai qui mourut[5], son intégrité psychique contrairement à Ben Zoma qui perdit la raison et son intégrité spirituelle contrairement à A'her qui bascula dans l’hérésie.
Rabbi 'Aqiva jouissait-il donc d’une certaine qualité apte à le protéger à ce point ? Peut-être…
C'était un Sage d’Israël au caractère singulier. Jugeons-en plutôt au travers d’un autre extrait du Talmud, tiré du Traité Makoth. Il relate un épisode où, de nouveau, quatre homme dont Rabbi 'Aqiva partagèrent une expérience commune.
Une fois, ils[6] montèrent vers Jérusalem. Quand ils atteignirent le mont Scopus, ils déchirèrent leurs vêtements[7]. En arrivant au mont du Temple, ils virent un renard s’échappant de l’intérieur du Saint des Saints. Ils se mirent à pleurer, tandis que Rabbi 'Aqiva riait.
Nous parlions d’intégrité psychique. Justement, la douleur ressentie devant l’affligeant spectacle du Temple en ruines aurait-elle ôté la raison à Rabbi 'Aqiva pour qu'il réagisse de la sorte ? Pas du tout ! Son allégresse, pour le moins inattendue il est vrai, révèle en fait le fameux trait de caractère auquel nous faisons allusion. Les commentateurs expliquent que la chute du Temple valida du même coup une certaine prophétie, laquelle s’appuyait sur sa destruction et n’avait donc aucun sens durant l’époque où il trôna à Jérusalem. Seulement, une fois le Temple démoli[8], ladite prophétie put être considérée sous un angle différent. Elle était maintenant valable. Or qu’annonçait-elle ? La future reconstruction du Temple !
Nous l’avons compris, Rabbi 'Aqiva n’étalait pas son allégresse devant les tristes restes d’une gloire passée, mais bien devant la promesse d’une gloire retrouvée ! Qu'elle le soit dans un an, cent ans, mille ans n'était pas important. Du moment que le processus de la délivrance était enclenché, cela pouvait suffire.
Un trait bien spécifique se révèle ici. On l’appelle tmimouth en hébreu. Et le terme n’est pas facile à traduire, puisqu’il réunit plusieurs dimensions. La simplicité, tout d’abord. Non pas exactement la naïveté ou la sobriété, à quoi on pense volontiers quand on parle de simplicité. Plutôt l’opposé de cette manie répandue d'emprunter des chemins plus ou moins tortueux et qui, s’ils sont éventuellement séduisants, ne font qu’éloigner de l’essentiel. La tmimouth véhicule par conséquent la vérité : sa recherche, son respect, l’envie puissante de penser d'y adhérer par la pensée, le verbe et les actes. Enfin, on ne peut parler de tmimouth sans évoquer la foi et la confiance en D.ieu dont elle se réclame certainement.
C’est souvent par les termes « simplicité » ou « intégrité » que l’on traduit « tmimouth » en français. L’intégrité est sans doute le terme le moins éloigné de la définition délicate, quoique encore incomplète, que nous avons proposée. La simplicité est une traduction plus trompeuse. Chacun a sa propre définition, de la plus élogieuse à la plus sarcastique. Découvrons celle de Rachi qui, caractérisant la personnalité de Ya'aqov, dit qu’il ne connaissait rien dans tout cela[9], sa bouche reflétant son cœur. La fin du commentaire fournit une définition sans ambiguïté : celui qui n’est pas habile pour tromper est appelé « simple »[10]. « Simple » est ici employé pour l’adjectif « tam », de la même famille que « tmimouth ». La capacité à se montrer « tam » si l’on veut.
Rabbi 'Aqiva jouissait de cette qualité. Dans le second récit que nous rapportions à son sujet, il exultait presque comme si le Temple avait déjà été reconstruit. La naïveté saine et pure d’un enfant rempli de confiance pour son Père… céleste.
Le premier récit est plus subtil à interpréter à l’aune de la tmimouth.
Quand le Talmud relate que Quatre hommes pénétrèrent le Pardess, il parlent de quatre érudits plongés dans l’étude des secrets ésotériques de la Torah. La Kabbalah, en d’autres termes. Or l’expérience n’est pas anodine. Il est possible d’étudier une théorie scientifique complexe en tant que novice ; le seul risque encouru est de ne tout simplement rien comprendre ! Il n’en va pas de même pour l’étude de la Kabbalah, dont les dangers sont autrement plus sérieux[11]. Aussi Rabbi Akiva, qui était le plus âgé des quatre érudits, se fit-il une obligation de les avertir. En voyageant dans les mondes de l’esprit, quand ils apercevraient du marbre pur[12], qu’ils ne s’exclament pas : « De l’eau ! De l’eau ! », bien que l'eau offre des ressemblances avec du marbre pur. Pourquoi ? Parce que tout ceci ne serait qu’illusion. Or celui qui se laisse entraîner dans les illusions, dans le mensonge autrement dit, ne peut supporté la Présence divine[13]. L’importance de la vérité, encore une fois.
Vous verrez souvent des gens habiles et rusés, qui s’ingénient comme personne à prendre des raccourcis pour atteindre plus vite leurs objectifs, ou encore pour recevoir une part plus avantageuse d'un gâteau qui parfois ne leur revient même pas. Ils sacrifient la vérité sur l’autel de calculs personnels souvent douteux, mesquins, nuisibles pour les autres que ces stratégies blessent au passage, nuisibles pour eux-mêmes qui s’habituent à vivre dans un monde d’illusions. N’imitez pas ces gens. Dissuadez-les si vous en avez la force et le tact, quoi qu'il en soit ne les imitez pas. La vérité n’est ni une vulgaire preuve de bonne éducation, ni un trait de caractère louable. C'est autrement plus que cela. C’est le principe même de la vie.
Choisissez toujours la vérité, justement parce qu'elle peut vous sauver la vie.
[1] Métaphore pour exprimer le fait qu’il devint hérétique.
[2] De son vrai nom Elicha' ben Avouya.
[3] A'her, « l’autre » littéralement, fut le nom que les Sages donnèrent à cet homme après qu’il eût perdu la foi.
[4] A'her fut le Maître du célèbre Rabbi Meïr ba'al haNess, connu pour sa sainteté grâce à laquelle il put accomplir des prodiges.
[5] Pourquoi donc, s’interrogera le lecteur ? Comme toujours, les enseignement du Talmud cachent des secrets inattendus. Il mourut car il vit là-haut une dimension merveilleuse que son âme n’était pas prête à abandonner, ce à quoi elle aurait été contrainte si elle était redescendue habiter le corps qui l'attendait ici-bas.
[6] Rabban Gamliel, Rabbi El'azar ben 'Azaria, Rabbi Yahochou'a et Rabbi 'Aqiva.
[7] En signe de deuil, devant les ruines du Temple.
[8] Qui est assurément un événement justifiant le chagrin de Rabban Gamliel, Rabbi El'azar ben 'Azaria et Rabbi Yahochou'a.
[9] C’est-à-dire dans l’art de mentir.
[10] Voir Rachi ad. Berechith 25,27.
[11] Les fins tragiques de Ben 'Azaï, Ben Zoma et A'her suffisent à en témoigner.
[12] C’est évidemment une métaphore pour désigner un certain concept spirituel.
[13] Voir le verset Tehilim 101,7 cité dans le premier récit talmudique.