Pourquoi la solitude est-elle associée à la mélancolie, à l'échec, parfois même à la déchéance ?
Pourquoi la solitude, comme toute phobie (même si celle-ci ne dit pas son nom), déclenche-t-elle des comportements étranges, par exemple dans la recherche du contact pour le contact, comme l'article Facebook et le syndrome de la pêche à la vie en fournissait un exemple ?
Pourquoi a-t-on l'impression qu'être coupé de la société, c'est être coupé de la vie, c'est donc être mort en quelque sorte ?
A ces interrogations, opposons un autre questionnement : pourquoi la solitude est-elle à ce point haïe, elle qui est pourtant une amie précieuse ?
Non, nous ne nous opposons pas sans raison à ce qui, pour beaucoup, est l'évidence même. Nous prétendons, et plus nous affirmons, que la solitude n'est pas cet état de désespoir auquel on voudrait nous faire croire un peu trop vite.
Pour comprendre cette idée apparemment paradoxale, commençons par quelques constatations de la vie de tous les jours. Qui préfère l'open-space à un bureau muni d'une porte que l'on ferme volontiers pour être… seul ? Qui préfère des vacances dans une zone très touristique, au calme de quelque village typique ? Qui souhaite de la compagnie quand il doit réfléchir à une décision importante pour son avenir ? Qui jubile quand ses enfants surgissent dans une pièce où il espérait se reposer ? Qui encore supporte la présence ou le regard d'autrui quand il vient de subir un cruel revers de l'existence ?
Dans ces situations, loin d'être exhaustives, non seulement la solitude est profitable, mais la compagnie devient une souffrance, voire une agression. Au fait, pourquoi la solitude est-elle alors profitable ? Au risque d'une lapalissade, c'est parce que dans ces cas, la solitude recèle un profit. Mais ce n'est pas une lapalissade : c'est le point de départ de notre réflexion. Car si la solitude recèle, disons, « quelque chose », c'est donc qu'elle n'est pas ce néant à quoi on l'assimile. On peut bel et bien puiser dans la solitude, et même puiser du positif !
Ceci étant acquis, allons plus loin. La Torah parle notamment de grands hommes, parfaitement accomplis et que l'on nomme en hébreu des tsaddiqim (justes). A étudier leurs existences, à s'émerveiller de leurs actions, on oublie parfois qu'un homme grand ne naît pas grand : il le devient. Il le devient d'ailleurs plus dans l'adversité que dans la quiétude. Cet aspect aussi apparaît dans la Torah. C'est l'épreuve qui façonne l'homme, ou plutôt les efforts qu'il consent quand il la subit. Car c'est cela, une épreuve : un écran de fumée, un mirage, un décor divin posé face à l'homme le temps de son élévation, après quoi il disparaît car[1] il n'a tout simplement plus aucune utilité.
Eh bien ! De toutes les épreuves existant depuis que le monde est monde, il en existe une qui est peut-être l'étape classique et obligée vers la maturité, la conscience, la grandeur d'âme. Cette épreuve, c'est la solitude.
Les grands hommes que décrit la Torah ont souvent dû passer par de longues périodes de solitude. Mentionnons le roi David qui gardait les troupeaux de son père dans le désert de Judée, Yaaqov durant le temps où il servit Lavan, ou encore Moché[2] quand il dut sortir du palais de Pharaon où il avait été élevé afin de voir la souffrance de ses frères (notre dernier article évoquait d'ailleurs cet épisode), ou quand il dut fuir de devant le même Pharaon, craignant pour sa vie.
La solitude est l'occasion de s'adonner au dialogue avec son Créateur, à la prière, à l'introspection de ses fautes[3], afin de gravir toujours davantage les échelons de la sainteté. Plus prosaïquement, la solitude est le berceau de l'équilibre. Il existe une raison très simple à cela. Ce qui nuit à l'équilibre, c'est la confusion ; et de manière très générale, la confusion est alimentée par les idées étrangères. Il s'agit là de deux facteurs distincts : « les idées » d'une part, « étrangères » d'autre part. La solitude vient donc à point nommé. Non seulement elle favorise le tri des idées et donc la focalisation sur celles qui nous ressemblent, mais elle permet également un retour à soi, puisque l'homme seul a tout loisir de s'occuper de lui[4].
Au passage, on observe souvent qu'après une période de solitude, choisie ou forcée, un individu a la sensation de s'être redécouvert. Il en revient mûri, changé, s'enthousiasme-t-il lui-même. Avec les idées claires ou des forces nouvelles, assure-t-il encore. Tous ces trésors, où se cachaient-ils ? En lui. C'est juste la confusion ambiante qui l'empêchait de les remarquer…
Cette confusion est le lot de la société moderne, cette même société qui pourtant abhorre la solitude et rejette les solitaires ! Elle propose un mouvement permanent, un contact[5] au-delà du supportable, mais derrière tout cela qu'y a-t-il ? Ni progrès essentiel, ni valeurs, ni construction. Rien qu'une vaine agitation. En fait, il n'y a que du vide.
Voici pourquoi la solitude génère tant de peurs irrationnelle dans notre société. A force de brasser ce qui n'a au fond aucune consistance, de s'en nourrir aussi, à force de miser sur ce qui disparaîtra pour ne jamais revivre, on devient soi-même vide à l'intérieur. C'est pour éviter de ressentir le vertige face à ce vide, que l'on évite absolument de se retrouver seul, face à soi-même, ou plutôt face au néant qui s'est substitué à sa richesse intime naturelle.
Observez le monde. Vous décèlerez sans doute que les gens les plus ouverts à vos différences sont ceux qui ont surtout connu la solitude et la difficulté, tout comme les gens aux préjugés nombreux ont surtout connu la compagnie et la facilité.
[1] Ces derniers mots demanderaient de plus amples développements. Il s'agit d'un sujet délicat, pourtant essentiel : la nature et la place du mal dans le monde.
[2] Il fut d'ailleurs aussi berger, à l'instar de David et de Ya'aqov. Ceci n'est pas un hasard, l'accession à la grandeur nécessitant de porter de l'attention à chaque créature. En la matière, le métier de berger est l'école de la grandeur.
[3] De même qu'à l'attention portée aux bonnes actions personnelles. Pour le dire rapidement, à trop se concentrer sur ses fautes, sur ce qui est négatif, on s'affaiblit.
[4] C'est un des pires paradoxes qui soit : la personne qui nous est la plus proche, notre propre personne, est souvent la plus délaissée.
[5] Aujourd'hui, ne parle-t-on pas d'êtres ou même d'objets connectés ?