Quand les parents effacent la mémoire de leur enfant
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Qu’un enfant obéisse à ses parents est utile à l’enfant, qui adopte une posture d’écoute nécessaire et bénéfique [1] ; c’est ensuite utile aux parents, pour plusieurs raisons dont nous pourrions citer les deux suivantes.

D'abord, l’obéissance, en tant qu’acceptation positive d’une référence indispensable, est le prélude à toute transmission. À l’instar du respect du Maître [2] qui prépare la transmission de la Torah, l’obéissance aide les parents à transmettre à leur enfant ce qui lui profite et le fait grandir.

Un autre avantage pour les parents, plus inattendu, réside dans la projection rétroactive que ces derniers sont en mesure d'opérer sur leurs propres enfances. Dit plus simplement, en observant l’obéissance de son enfant où au contraire en se confrontant à sa désobéissance, le parent se souvient de l'enfant qu'il a été avec ses propres parents. Alors il comprend, il apprend, mais aussi il répare mentalement ce qui doit l'être. En remodelant son enfance à la lumière de sa perception d'adulte, même si cette perception n'est alors plus qu'un souvenir ancien, le parent acquiert une certaine maturité, qui profite indirectement à son enfant.

Cependant, comme tout facteur non calibré à l'aune de la vérité, l'obéissance que l'enfant témoigne au parent peut générer des effets pervers et méconnus. C'est ce que cet article entend expliquer, très brièvement.

Pour l'enfant, il n'est pas d'accomplissement plus grand que d'obéir à ses parents. Pour quelle raison ? L'enfant ayant peu de conscience, de force de projection, d'aptitude au dicernement et de force d'affirmation (tout ceci appartient à ce que l'on nomme en hébreu le da'ath), il ne peut pas se réaliser en tant que personne. L'enfance, et dans une moindre mesure l'adolescence, est l'école de la vie où l'on apprend justement à être quelqu'un, c'est-à-dire à savoir qui l'on est et ce que l'on veut, et à savoir ainsi exprimer sa volonté personnelle. L'enfant ne possède pas encore cette spécificité qui fera plus tard de lui un être unique. Pour se réaliser, pour se sentir exister, il aspire naturellement à respecter la volonté parentale, car celle-ci est déjà aboutie, aussi s'y accroche-t-il avec confiance.

Les parents tiennent une place de choix pour leur enfant. Si l'adulte pourra longuement disserter sur la portée symbolique de cette place, pour l'enfant tout est bien plus évident. Sans avoir besoin d'explications ou de démonstration, l'enfant voit dans ses parents ni plus, ni moins que la vérité. Pour l'enfant, le parent est, doit être, ne peut qu'être une volonté bienveillante qui se substitue à la sienne (laquelle s'affirme entre-temps), et dont la fonction est de le guider et le protéger. À chaque instant de sa vie, l'enfant attend de ses parents une orientation, un conseil, une posture, bref une grille de lecture capable de lui décoder un monde qu'il aspire à faire sien.

Le nœud de toutes les souffrances liées à l'enfance réside là.

Car du fait que l'enfant manque de da'ath comme nous l'avons écrit, cette fonction humaine essentielle lui est transmise par ses parents. Ou plutôt, non. Elle ne lui est pas transmise : elle lui est indiquée. Le parent montre, l'enfant accepte. Car pour l'enfant, le parent a raison encore une fois. Au risque de nous répéter, cette vérité est tellement certaine, tellement évidente, qu'elle ne nécessite aucune justification. Et quand on dit que l'enfant aime instinctivement ses parents, il faut comprendre que l'essence même de son amour réside justement dans la confiance aveugle qu'il leur voue.

Ainsi, les blessures potentielles que les parents pourront infliger à leur enfant, volontairement ou non, sont rendues possible par sa dépendance intellectuelle et émotionnelle. « Puisque papa et maman agissent vrai, pensent vrai, disent vrai, tout ce je perçois d'eux est vrai », pense l'enfant en substance. Or, l'enfant a ceci de particulier qu'il poursuit la vérité. Aussi avale-t-il l'éducation parentale, qu'elle ressemble à du miel ou à de l'absinthe. Sans distinction, sans da'ath pour employer encore ce terme, l'enfant accueille l'encouragement comme la correction. Il comprend qu'il est vrai [3] de partager son goûter avec son camarade qui n'en a pas, comme de se moquer d'une personne obèse. Il ne perçoit nulle anormalité dans la vulgarité verbale ou l'agressivité de l'atmosphère familiale. Il accepte les violences physiques de toutes sortes, jusqu'aux attouchements, jusqu'à l'inceste. Quand nous écrivons qu'il les accepte, nous voulons dire qu'il les intègre, bien malgré lui, dans sa psyché, dans sa réalité. Par le biais d'un mécanisme qui échappe à ses parents et à lui-même, l'enfant établit un lien solide entre ce que les parents lui montrent et sa propre nature. Un enfant battu, par exemple, est notamment un être dans le paysage duquel la brutalité physique est présente comme une sorte d'évidence, de donnée de départ, d'élément « structurel » fondamental.

Bien entendu, l'enfant ne trouve pas agréable ce que ses parents (ou la société au sens large) lui infligent de pire ! Il pourra d'ailleurs éventuellement réagir, parfois par la colère, parfois par la mélancolie, parfois par le mutisme, parfois par la fuite [4], parfois par un état d'hyperactivité [5], parfois même par l'autisme [6]. Mais s'il ne trouve pas tout agréable, il trouve tout normal, ce qui est sensiblement différent. La norme, pour un être humain, est ce lieu socio-psychologique qui promet le bonheur, à tort ou à raison.

Pourtant, du moment que papa et maman imposent à leur enfant telle ou telle circonstance, pour lui ce doit être forcément vrai, forcément bon. Le fameux « Mange ça, c'est pour ton bien » dépasse, et de loin, le cadre de l'alimentation… Ainsi, l'enfant absorbe toutes sortes d'émotions, de repères, de principes. La loi parentale peut être motrice ou bien toxique : l'enfant n'en a pas du tout conscience. Confiant, il ingère, il intègre, tout en devenant ce qu'il a ingurgité sans même s'en apercevoir.

Qu'advient-il à mesure que l'enfant grandit et acquiert ce fameux da'ath ? Qu'advient-il à mesure qu'il développe la connaissance du Bien et du Mal (Berechith 2,9) ? Eh bien, il projette justement sur le monde une lumière nouvelle, la lumière de la conscience grâce à laquelle il parvient à le décoder. Et le premier monde qu'il scrute, c'est le sien. Voici donc qu'il se juge, qu'il se jauge, qu'il se compare à la norme non pas subjective, celle qui lui a été imposée de façon plus ou moins bienveillante par ses parents notamment, mais à la norme objective, à la Vérité telle qu'elle est.

C'est alors qu'un drame peut se jouer. Un drame existentiel violent même s'il reste silencieux, un drame intime. La désillusion crue qui surgit quand ce que l'individu découvre à son propre sujet lui fait honte. Voici que certains de ses réflexes ou conditionnements, qu'il aura pourtant jugés normaux (donc vrais, donc bons) pendant des années, lui apparaissent désormais comme les symptômes d'un désordre intérieur. Il souffre. Il est décalé. Il est anormal. Nous entendons, objectivement anormal, réellement anormal. Les façons dont il cultive le lien social, ou recherche le plaisir, ou appréhende l'amour, ou se projette dans une relation hiérarchique professionnelle, trahissent de profonds dysfonctionnements internes.

Alors il a honte de lui, d'être ce qu'il est. Et a même honte d'avoir honte car, il le sait profondément, il n'y est pour rien !

Or, savez-vous ce qu'un être qui a honte de son passé tente de faire pour survivre (psychiquement s'entend) ? Il le masque. Aux autres, bien sûr. Mais à lui, surtout. Il efface son passé. Et chez l'être humain, le passé, ce n'est rien d'autre que la mémoire. 

De fait, bien des patients en grande détresse psychologique ou affectives, souffrent de ce que l'on appelle poliment des « problèmes de mémoire ». Ils sont incapables de se remémorer des pans entiers de leur vie. Parfois, les premiers souvenirs remontent à l'âge de 6 ou 7 ans et guère plus loin ; parfois, c'est l'enfance et une partie de l'adolescence qui a été effacée. Mais nous comprenons à présent que ce phénomène ne relève aucunement d'un « problème de mémoire ». Ce n'est pas un problème, c'est un remède. Un remède désespéré comparable à un sacrifice de soi, au nom de la vie… ou de ce qu'il en reste.

Voici donc comment certains parents ont, sans doute malgré eux, programmé l'effacement de la mémoire de leur enfant. Et comment ils condamnent hélas celui ou celle qu'ils chérissent tant, à devoir un jour s'oublier lui-même, afin d'espérer survivre.

 


[1]  La Michna énumère sept aspects de la sagesse, dont voici le premier : le Sage ne parle pas face à celui qui lui est supérieur en sagesse ou en âge (Pirqei Avoth 5,7).

[2]  Comme il est par exemple écrit : « Que la crainte de ton maître soit pareille à la crainte du Ciel » (Pirqei Avoth 4,12).

[3]  C'est-à-dire normal, allant de soi ; ce qui est « vrai » pour l'enfant, deviendra « bon » pour l'adolescent ou l'adulte, pour le meilleur et pour le pire…

[4]  Nous pensons par exemple à la fugue (fuite physique) ou à l'absence d'attention (fuite psychique), mais nous n'allons pas tarder à évoquer une fuite autrement plus radicale.

[5]  Qui ressemble beaucoup à une fuite psychique, puisqu'au travers de cet état l'enfant est partout et donc nulle part. Il se disperse, il se perd et, en quelque sorte, il disparaît .

[6]  Nous ne parlons bien sûr pas des parents qui ont la tâche douloureuse mais ô combien méritante d'élever un enfant né autiste (pour lequel l'épreuve est d'ailleurs sans aucun doute bien plus difficile). Nous parlons des cas où le repli sur soi est si sévère qu'il s'apparente à une authentique forme d'autisme. Dans de tels cas, il s'agit d'une réaction de survie inconsciente et extrême, par laquelle le sujet se coupe psychiquement d'un monde dont il aspire uniquement à se protéger.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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