Peut-on espérer le bonheur quand on a souffert très longtemps ?
Cher Frédéric,
Si je comprends bien le sens de votre question, elle fait implicitement référence à ce genre d'expressions : « Cette personne a été trop marquée, elle ne pourra jamais s'en sortir ».
D'emblée, je voudrais rappeler qu'aucun homme n'a la faculté de savoir qui "s'en sortira" ou non. Toutes les victoires, toutes les réussites, toutes les délivrances sont l'affaire de D.ieu. Et si délivrance il doit y avoir, elle intervient à l'instant précis que D.ieu lui avait fixé, conformément à ce que nous lisons dans la Haggada de Pessa'h : D.ieu calcula la fin de l'exil, sous-entendu, Il la calcula minutieusement, à la seconde près.
Il faut pourtant reconnaître que ce genre d'expressions révèle un comportement bien humain. Pour paraphraser le roi Chlomo (Salomon), l'homme a tendance à croire que ce qui a été c'est ce qui sera (Qohelet 1,9). En effet, quand l'angoisse, la peur du lendemain, le dégoût de la vie ont été la norme sur une longue période, quelle raison justifierait un changement que l'on n'attend de toute façon plus depuis longtemps ?
Le seul fait que votre question ait trait à la souffrance, exclut d'y répondre avec un optimisme naïf et déplacé. Je n'aurais par exemple pas le droit de vous écrire : « Rassurez-vous donc, tout peut s'arranger ». Suis-je prophète pour oser ces mots ? Ce serait vous faire injure. Et puis, sans avoir l'intention de vous effrayer, il est des souffrances qui ne cessent jamais. Elles sont rares mais elles existent, et dépassent le cadre de la psychologie ou de la maîtrise que l'homme entend avoir sur sa propre destinée. Elles relèvent du secret de la réparation des âme ici-bas, appelé tiqoun en hébreu.
Pour la plupart donc, et je peux raisonnablement supposer que tel est le cas de la vôtre, les souffrances peuvent cesser.
Prenons l'exemple de Iyov, qui perdit en une seule journée sa famille et ses biens, le labeur de toute une vie pour ainsi dire. Son histoire ne se finit évidemment pas en happy end ; mais au bout du compte, tous ses frères, toutes ses sœurs, toutes ses connaissances vinrent chez lui (…), le consolèrent de toutes les épreuves que D.ieu avait amenées sur lui (…). Et D.ieu bénit la fin de la vie de Iyov davantage que son début (…). Et Iyov mourut, vieux et rassasié de jours (Iyov 42, 11-12 et 17).
Comment Iyov passa-t-il du deuil le plus amer à un sentiment de plénitude, justement perceptible dans les mots « rassasié de jours », attestant que Iyov finit par trouver dans sa vie assez de sens pour se sentir heureux ? Eh bien, tout d'abord il fallut du temps. Quiconque a connu des épisodes tragiques, voire traumatiques, doit comprendre que s'il parvient à les dépasser, ce sera au bout d'une période significative. En matière d'équilibre, il est impossible de tout raser pour reconstruire du neuf. Ce qui a été brisé ne s'évacue pas mais reste en nous. Nos blessures, nos souffrances, tous les épisodes douloureux de notre vécu sont tels des bagages que nous transportons tout au long du voyage de la la vie. Il nous faut non pas les oublier, les occulter, les déraciner, mais les considérer et tenter de les comprendre. Après seulement peut venir le temps de la reconstruction, qui d'ailleurs sera orientée par ce que nous aurons compris de nos épreuves.
Le deuxième élément que j'aimerais vous apporter et qui, je le souhaite vivement, vous donnera plus d'espoir encore, est l'affirmation selon laquelle même une souffrance longue et pénible peut être oubliée. Non pas comme on pourrait oublier un mauvais souvenir, mais (mieux encore) oubliée comme on oublierait un mauvais rêve. J'en veux pour preuve les versets :
Quand D.ieu ramena la captivité de Tsion[1], nous étions comme des rêveurs. Alors nos bouches s'emplirent de rires et nos langues d'allégresse.
Tehilim 126, 1-2
Ces mots poignants, prophétiques, messianiques, font allusion à l'exil des Juifs, qui se poursuit depuis près de deux millénaires. Le voici aujourd'hui tellement bien installé, tellement naturel, que l'on ne voit pas comment la réalité pourrait différer de cette triste norme. L'exil est pour le Juif en tant qu'individu, et pour le peuple juif dans son ensemble, une tragédie qui semble ne pas vouloir le quitter. Or, quand la délivrance définitive viendra, et elle viendra forcément, ceux qui hier encore auront été durement affligés, se mettront à rire !
Pour comprendre ce changement d'état qui pourrait sembler trop brutal pour être crédible, il nous faut citer le commentaire de Rabbi David Qim'hi (plus connu sous l'acronyme Radaq), tout aussi poignant :
Tout comme le rêve s'envole de nos yeux, (de même) la souffrance de l'exil (s'évanouit) du fait de l'immense joie qui sera pour nous quand nous reviendrons sur notre terre.
Le secret réside dans ces mots lumineux. Quand une personne expérimente une joie intense, celle-ci est capable de l'éveiller de son sommeil, c'est-à-dire de la tirer de sa léthargie douloureuse et lui faire à nouveau aimer la vie. Or pour la personne qui a souffert, la plus grande joie qui soit c'est de dépasser sa souffrance en construisant sa propre personne.
Puissiez-vous donc parvenir à ce bonheur avec l'aide de D.ieu, qui sera le vôtre le jour où vous pourrez considérer vos souffrances actuelles et passées comme un mauvais rêve.