Le soir de Pessa'h ressemble à un éducatif : « une bouche parle ». Telle est en effet la signification littérale des mots « pé sa'h ». Quelle bouche au juste ? Celle des parents d’abord, qui parlent alors que l’enfant écoute sagement, pour sacrifier à une vision idyllique commune. Mais la bouche de l’enfant parle aussi. Elle parle même sans trêve. Que dit-elle ? Et comment éviter à ces deux bouches qui parlent parfois simultanément, de ne pas produire une affreuse cacophonie ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, l’enfant ne raconte pas qui il est. La raison est simple : il n’est pas encore. Être, c’est vouloir. Être, c’est savoir. Être, c’est aussi et surtout choisir. La conscience, puisque c’est ce dont nous parlons, vient avec la maturité. Tant que l’enfant n’a pas acquis la conscience de lui-même et des autres, tant qu’il n’a pas élaboré l’intuition de ce qui est profitable ou néfaste, il n’est pas encore tout à fait. Il est certes un être vivant, en attente cependant de devenir essentiellement un être pensant. Aussi, que raconte-t-il à longueur de journée, avec cette volubilité délicieuse qui le caractérise ? Il raconte ce qu’il perçoit du monde. Et de nouveau, sans conscience ou si peu, il ne peut en percevoir que ce que ses parents lui ont appris à percevoir.
Car ses parents, eux, ont une conscience. Ils savent bien comment va la vie, ils ont l’expérience et la connaissance. Or l’enfant croit ses parents. Il les aime tant qu’il leur voue une confiance aveugle. Ses yeux, sont pour ainsi dire leurs yeux, et c’est encore leurs bouches qui parlent au travers de la sienne.
En attendant de devenir grand, l’enfant s’inscrit donc dans le monde selon les modalités que ses parents lui soufflent, soit explicitement par des conseils ou des injonctions, soit implicitement par leur propre exemple. S’ils se moquent par exemple volontiers d’un individu pour sa corpulence excessive, l’enfant rira d’un camarade obèse. S’ils sont enclins à la gratitude, l’enfant saura dire merci. S’agit-il ici de cruauté et là de reconnaissance ? Pas du tout. Du moins, pas encore. Pour l’heure, ne l’oublions pas, l’enfant possède trop peu de conscience pour être en mesure de connoter ses émotions et ses idées. À son stade, peu importe le sens, peu importe la portée. Rire du « gros » dans la cour de récréation ou remercier la maîtresse pour l’obtention d’un bon point, ne procèdent que d’un principe : puisque papa et maman le font, et puisque je les aime et leur fais confiance, j’aurai raison si je le fais à mon tour.
En appliquant les conseils de ses parents, en suivant leur exemple, en faisant sien des repères qui lui échappent pourtant encore, l’enfant amplifie le lien filial. À travers ces codes d’appartenance, si on peut ainsi les nommer, il a le sentiment rassurant de rester dans le giron de ses parents, aimé et protégé.
Ainsi pense l’enfant naturellement, sans avoir besoin de ces mots compliqués, de ces mots d’adulte. Et ceci ne peut que conférer à l’enfance sa dimension quasi-magique.
Sous un autre angle, assister avec béatitude au spectacle de l’enfant se posant en copie conforme serait peut-être rassurant, mais en aucun cas raisonnable. Éduquer ce n’est ni formater et donc priver de liberté, ni renoncer et donc accorder une entière liberté. En fait, éduquer c’est un peu des deux. Transmettre des repères solides afin que l’enfant, encadré par ces repères organisés à son intention (car une limite doit exister), puisse exprimer ses aptitudes personnelles librement. Voici donc nos deux bouches parlant en toute complémentarité : la bouche des parents qui construit le chemin, la bouche de l’enfant qui en raconte le parcours.
Telle est la subtile équation de l’éducateur. D’un côté guider sans brider, c’est-à-dire mener son enfant vers le bon et le vrai sans que celui-ci ait la sensation de perdre un peu de lui-même. De l’autre côté laisser sans délaisser, c’est-à-dire donner à l’enfant assez de confiance pour qu’il développe par lui-même les valeurs de ses parents, y ajoute sa propre richesse, et finalement puisse faire face au monde seul (du moins le croit-il, mais c’est là l’essentiel).
Certains parents craignent de laisser de l’autonomie à leur enfant. Ils le pensent vulnérable, à raison d’ailleurs. Pour autant, il n’est pas question qu’il reste vulnérable plus que nécessaire. L’enfant a lui aussi des choses à dire. Comme nous le disions, en parlant, sa bouche exprime sa conception du monde, mais aussi et surtout sa conception de sa relation au monde. Dans le vaste monde qui s’offre à lui, l’enfant aspire à avoir une place et un rôle. Si par malheur ses parents le protègent trop, entendons par là, s’ils laissent leur bouche parler de trop, l’enfant ne parlera jamais vraiment par lui-même. Pire, si ses parents vont jusqu’à l’asphyxier (à l’image des parents justement dits toxiques), il finira peut-être par se taire.
L’éducation combine donc rigueur de la règle et douceur de la confiance. Plus subtilement, elle soumet la règle à la confiance, ce que l’on appelle le droit à l’erreur. Un enfant éduqué, c’est aussi un enfant sachant que ses parents l’autorisent à se tromper. Cette marge de manœuvre à la fois mentale et émotionnelle, quand elle n’est pas physique, est une preuve d’amour formidable qui le pousse à grandir.
À Pessa'h, une bouche parle. D’abord la bouche du papa qui entonne la Haggada et par extension celle des parents, puis la bouche des enfants avec le fameux Ma nichtana. Cette chronologie préfigure sans doute le projet éducatif. À la table du Seder comme dans la vie, l’enfant reçoit d’abord du monde en écoutant, avant de lui redonner en parlant. Il ne fait pas que recevoir, autrement il serait écrasé ; il ne fait pas que parler, autrement il se disperserait. À la table du Seder comme dans la vie, l’enfant reçoit puis il donne, il entend parler puis il parle à son tour. Lui aussi deviendra un jour parent, lui aussi devra savoir quoi dire à son enfant. Toutes ces paroles ne soufflent-elles pas un vent de liberté ? Aucun doute, Pessa'h vient à notre rencontre.