Dans la partie précédente, nous évoquions deux personnes accomplies. Une une mère au foyer à la vie sociale débordante, un homme salarié à l'ascension professionnelle fulgurante : qui n'envierait pas de tels sorts ?
Nous relevions aussi l'inexactitude de l'expression populaire : "Les apparences sont parfois trompeuses". Les apparences, en effet, ne sont jamais le reflet de la réalité. Elles peuvent impressionner, provoquer l'adhésion ou le désir, mais elles restent toujours trompeuses. C'est leur fonction, disions-nous. C'est même leur essence ! L'apparence de l'objet (l'être, l'événement, etc.) ne correspond pas à son intériorité, or la vérité réside toujours dans l'intériorité… Ceci évoque le célèbre verset récité le vendredi soir : « Mensonge que la grâce ! Vanité que la beauté ! Une femme qui craint D.ieu, elle, est à louer » (Michlei 31,30). Qu'est-ce qu'une femme ? Quelle est sa réalité ? De quoi est fait son être intime ? Certes pas de la grâce de ses mouvements ni de la beauté de ses traits. Ce sont bien là des attributs qui lui appartiennent, mais de là à dire qu'ils la définissent… Une femme, cet être typiquement intérieur, se définit justement par le rapport avec l'Intériorité pure : D.ieu. C'est en cela que réside sa véritable louange, c'est en cela qu'elle mérite d'être honorée.
Ainsi donc, cette femme incontournable du point de vue social et cet homme à la réussite professionnelle exemplaire montrent tout les signes du bonheur. En apparence (nous insistons sur l'expression), ils sont heureux. Non seulement cela, mais ils poussent implicitement les autres à croire qu'ils sont effectivement heureux, et même qu'une existence heureuse devrait ressembler à la leur. Or, dans l'intériorité (comprendre, dans la réalité) des choses, sont-ils heureux ? La réponse, la seule réponse non sujette à discussion, est d'une merveilleuse naïveté : personne ne le sait.
Peut-être cette dame entretient-elle une image de sociabilité pour profiter d'une attention qui l'aidera à combattre sa peur de la solitude ? Allez savoir… Peut-être ce salarié modèle s'investit-il autant dans son travail pour mieux oublier qu'il ne s'investit pas assez dans son propre foyer ? Allez savoir… Et puis, allez savoir si cette mère au foyer et ce salarié existent vraiment ou s'ils seraient pure fiction. Mais après tout, cette dernière considération n'a pas tellement d'importance. Dans un cas comme dans l'autre, on admettra que les apparences du bonheur peuvent très bien être motivées (le mot est essentiel) par la peur de l'état contraire.
Comprenons. Il y aurait donc le bonheur que l'on construit avec le temps, et il y aurait le bonheur dont on se réclame soudainement, et qui permet permet de fuir une réalité personnelle gênante, au vu et au sus de tout le monde. La voici, la motivation dont nous parlons, l'utilité profonde de cette apparence savamment orchestrée.
Dans ce genre de schémas particuliers, évidemment, la relation à l'autre est faussée, en ce qu'elle vient compléter et même justifier une sorte de mise en scène. Les témoins d'un bonheur de façade expriment diverses marques d'admiration à un individu qui, malgré eux, peut-être aussi malgré lui (c'est-à-dire de manière inconsciente), légitime à ses propres yeux l'évitement de ses propres responsabilités. Une sorte de déni assisté, en somme. Pour revenir à ce salarié exemplaire prêt à bien des sacrifices pour être reconnu professionnellement (et être reconnu tout court), il pourrait bien personnaliser l'un des mensonges les plus subtils qui soient. Disons-le en ces termes :
Celui qui est devenu celui qu'il voulait être, peut prétendre au bonheur.Celui qui a fui quand il aurait dû être, ne peut prétendre qu'aux apparences du bonheur.
Développons quelque peu l'idée. Le bonheur est un état de satisfaction qui récompense l'adéquation entre ce que l'on est et ce que l'on est censé être. Par exemple, un élève qui passe un examen tout en ayant fait les efforts pour acquérir les connaissances nécessaires, est heureux de sa réussite. La vie lui demandait (ou plutôt lui proposait) d'assumer un certain rôle ; l'élève a choisi de l'assumer et en a récolté les promesses de bonheur.
Mais qu'advient-il quand la vie propose un rôle que l'on refuse d'assumer ?
Quand par exemple un directeur d'école convoque les parents d'un élève, moins brillant celui-ci, puisqu'il a été vu en train de racketter ses camarades, que propose donc la vie aux parents ? Peut-être de passer plus de temps avec leur enfant afin que ce dernier, en paix avec lui-même car on lui reconnaît une place, n'a nul besoin d'aller saccager celle d'autrui. Supposons à présent que les parents refusent d'assumer ce rôle que la vie leur propose. Qu'au lieu de focaliser leur attention sur leur enfant qui en a tant besoin, ils la distraient chacun à sa manière. Le papa en s'investissant dans son travail, la maman en s'investissant dans sa vie sociale. Qui penserait alors décemment à les féliciter ou à les envier pour leur bonheur ? Dans ce cas-là, il serait plus juste de les plaindre…
En commençant la première partie de cet article, nous écrivions le poids que la culture occidentale donne à l'apparence. Tacitement, celui qui paraît heureux est effectivement heureux. Méfiance, cependant ! On peut paraître heureux, aller jusqu'à penser l'être sincèrement, hélas pour de mauvaises raisons. Pour mieux se tromper, pour mieux repousser le moment où il faudra assumer, et sublimer une fois pour toutes les rendez-vous que la vie propose. Méfions-nous des gens heureux : ce sont parfois les plus malheureux.
Vous l'aurez compris, cet article n'incite certainement pas à regarder les gens heureux avec suspicion. S'il y a des gens heureux, tant mieux pour eux et tant mieux pour la société sur laquelle ils rayonnent ! Seulement, il importe de se méfier de ces chemins cachés, trop faciles pour être authentiques, qu'il est tentant d'emprunter pour acquérir le bonheur (un bonheur tout apparent) à moindre frais.
Même si la formulation pourra rebuter, parce que bassement concrète, le bonheur véritable est nécessairement proche de la vérité. Dans le monde du mensonge, on peut être heureux rapidement ; dans le monde de la réalité, on peut aussi être heureux bien sûr, mais cela demande un investissement. Comme le soulignait le Rabbi Mena'hem Mendel de Kotsk :
Une vie dédiée à la recherche de la vérité est une vie dans laquelle il n’est pas de place pour le confort et les choses facilement acquises.
Il existe une autre différence de taille entre le bonheur facilement acquis, pour reprendre l'expression, et le bonheur acquis au bout d'une recherche sincère. Dans le monde du mensonge, des apparences, du profit immédiat et égoïste, le bonheur n'est qu'un habit superficiel posé sur l'individu, et qui peut disparaître à tout instant. Dans le monde de la vérité en revanche, le bonheur se confond avec l'individu lui-même. Il lui appartient à jamais.
Méfions-nous donc des gens heureux. Beaucoup, en affichant leur réussite, provoquent la jalousie ou encore l'amertume, quand ce n'est pas le désespoir, chez ceux qui peinent, éprouvent mille et une difficultés y compris pour les choses les plus simples, mais qui cependant tentent d'avancer dans le vrai. Souvent, ils tombent. Souvent, ils doutent et se découragent. Et puis, dans un acte de bravoure anonyme, remarqué uniquement par Celui Qui voit mais ne peut être vu (Yerouchalmi, Pea), ils se relèvent et continuent leur combat. Bienheureux sont ces gens ! Car le jour où ils verront le bonheur, ils le verront vraiment.