Facebook et le syndrome de la pêche à la vie
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Un pêcheur d’un nouveau genre

Si tout le monde ne sait pas pêcher à la ligne, chacun sait que dans cette discipline, qui multiplie les lignes multiplie les prises. Si le pêcheur aguerri en lance une dizaine, ce n’est pas tant qu’il espère ferrer dix poissons à la fois. Il sait simplement que ses chances d’en prendre même un seul sont décuplées, et cette seule perspective suffit à le réjouir.

Si les pêcheurs à la ligne semblent être des gens sains et optimistes, une certaine catégorie se démarque toutefois en adoptant un comportement qu’il faut bien qualifier de déviant. Un comportement qui s’écarte de la norme, même si son auteur le trouve normal.

Cette déviance, c’est le syndrome de la « pêche à la vie ».

Tout comme certains pêchent à la ligne, d’autres pêchent à la vie et n’hésitent pas eux aussi à lancer de nombreuses lignes. Puis ils attendent, guettant laquelle frémira la première.

Pour ce genre d’exercice, Facebook est le terrain idéal. Comme il est simple de rédiger un message stéréotypé pour ensuite l’envoyer à une multitude de contacts, déjà enchanté à l’idée des nombreuses réponses qui seront certainement récoltées !

La teneur du message importe d'ailleurs peu. Ce qui importe, c’est d’abord son existence. Il peut être parfaitement anodin (« Comment vas-tu ? »), insipide (« Tu fais quoi maintenant ? ») : dans un monde virtualisé prompt à édulcorer le lien social, qui s’en soucie ? Ce qui importe ensuite, c’est la réponse. Là encore, moins pour son contenu que pour le fait d’exister. Car derrière la réponse il y a une personne, et derrière une personne il y a de la vie.

C’est donc cela, la déconcertante « pêche à la vie ». S’immiscer un bref moment dans le quotidien d’autrui afin d’en emporter une trace éphémère, comme le parfum d’un vêtement que l’on respire en s’imaginant la personne qui l’a porté.

Un syndrome

La différence fondamentale entre la pêche à la vie et une relation ordinaire, c’est la fébrilité occasionnée par l’absence de « prise ».

Quand l’adepte de la pêche à la vie se retrouve seul, il ressent un vide angoissant, insupportable. Un tel mal-être qui s’oppose d’ailleurs à l’idéal de la Torah. Non seulement l’homme doit être capable de supporter la solitude et de vivre avec elle – nombre de versets en attestent, par exemple : Ya'aqov resta seul (Berechith 32,25) –, mais la seule absence susceptible de bouleverser devrait, à la limite, être l'absence de la Présence divine, comme il est encore écrit : « Tu as voilé Ta face ; j’ai été consterné ! » (Tehilim 30,8).

Ainsi, l’amateur de pêche à la vie déteste la solitude. Pour la conjurer, il a redéfini le contact ; un contact compulsif, quasiment industrialisé, sans âme. Un contact qui lui renvoie nécessairement une piètre image de lui-même : être incapable de vivre sans les autres, c'est tout, sauf un signe de puissance.

Voici donc un malade misérable, dont la survie semble uniquement reposer sur la générosité collective ! Cette mise en scène sordide montre plus que de l’attente. Il y a ici une demande péremptoire, une menace silencieuse de non-assistance à personne en danger. Osons le mot : la situation est perverse. Car en somme, quiconque se saisirait pas cette ligne ballottée par le courant du désespoir, porterait une part de responsabilité dans l’état du pêcheur.

On comprend au passage la rancune de ces âmes esseulées, meurtries, qui reprochent avec véhémence à leurs « amis » Facebook de ne pas répondre à leurs messages ! Inutile de traiter cette réaction sur le plan de la raison : elle y échappe entièrement, et c’est bien pourquoi nous parlons de syndrome.

La responsabilité collective

Le seul élément sûr dans cette affaire, c’est donc l’obligation positive, pour qui en aurait la possibilité, de venir en aide à cette personne dont nous parlons. Pour sa part, elle clame qu’elle a besoin de contact ; mais puisque ce besoin la consume, c’est une aide qu’il lui faut. En la faisant sortir de sa dépendance, on réalisera certainement un commandement explicite de la Torah : « Ne sois pas indifférent au danger de ton prochain » (Vayiqra 19,26), ainsi commenté par nos Sages :

En le regardant mourir alors que tu peux le sauver, comme dans le cas d’un homme sur le point de se noyer dans une rivière ou qui est attaqué par des brigands.
Rachi ad. ibid.

En ce cas, comment la sauver ?

Permettons-nous une observation préliminaire. On a généralement tendance à grossir démesurément les souffrances psychologiques que l’on observe. Peut-être pour contrebalancer leur caractère caché, éloigné, mystérieux, qui nous interpelle ? L’empathie ou l’apitoiement aidant, un simple vague à l’âme relevé chez autrui peut être interprété comme une insoutenable détresse. Ceci est d’autant plus remarquable que, dans le cas d’une souffrance physique, il n’y a rien de tout cela : personne n’aurait l’idée d’élargir une plaie pour ensuite résorber le saignement.

Confrontons donc cette tendance au passage talmudique suivant.

Un homme jeta ses regards sur une femme[1] et son cœur se consuma d’un désir brûlant (au point de mettre sa vie en danger). On alla consulter les médecins, qui dirent : « Il ne guérira pas à moins qu’elle ne cohabite (avec lui) ! ».

— Qu’il meure plutôt que qu’elle ne cohabite avec lui ! dirent les Sages.
— Qu’elle paraisse (au moins) dénudée devant lui (dirent les médecins) !
— Qu’il meure plutôt qu’elle paraisse dénudée devant lui !
— Qu’elle converse (au moins) avec lui derrière une barrière !
— Qu’il meure plutôt qu’elle ne converse avec lui derrière une barrière !
Sanhedrin 75a

Derrière l’apparente dureté de leurs opinions, les Sages veillaient à la pureté des femmes d’Israël, refusant que tout un chacun puisse faire de l’une d’elles l’objet de ses passions.

Certains d’entre nous pourraient néanmoins ne retenir que leur sévérité. Nous avons là un homme qui tombe amoureux d'une femme après avoir entrevu sa beauté d’une femme. Et on ne le laisserait pas concrétiser ses sentiments bien humains par un mariage ? C’est étonnant. Non : c’est révoltant !

Il faut croire que notre compassion naturelle nous a poussé à accentuer la douleur de cet homme. Nous voici révoltés de la décision des Sages. Si le cœur d’un homme est malade d’amour, s’il souffre au risque de mourir, il y a lieu de manifester un peu de compassion ! Refuserait-on à l’assoiffé un verre d’eau fraîche ?

Mais de nouveau, ce qui est vrai d’un trouble physique ne l’est pas d’un trouble psychologique. Dans ce dernier cas, donner au malade ce qu’il réclame revient à troubler davantage encore sa raison (n’oublions pas qu’il est malade). Dans la Guemara précédente, les véritables médecins, ce sont les Sages…

Ces considérations posées, revenons à notre « pêcheur à la vie ». Que faudrait-il lui donner pour qu’il guérisse ?

Pour connaître le remède, il faut caractériser le mal. Le pêcheur à la vie exprime donc une angoisse, mais pas de ces angoisses qui rendent apathiques. Après avoir lancé une multitude de lignes çà et là, son attente n'est guère passive. Elle serait même agitée. En fait, il est secoué en permanence par des mouvements violents, comme une mer houleuse qui ne peut s’apaiser (Yecha’ya 57,20).

N’allons pas croire que ce mouvement perpétuel pourrait avoir du bon. C’est littéralement une malédiction, décrite par le verset : Qaïn bâtissait une ville (Berechith 4,17). Le verbe bâtir, ici traduit comme s’il était conjugué au passé, apparaît en réalité au présent dans la Torah (« boné »). Nos Sages en déduisent un état perpétuel, révélant que Qaïn ne demeurait jamais longtemps dans le même lieu. En fait, Qaïn bâtissait une (nouvelle) ville (en permanence), il passait son temps à cela.

On le devine, l’activité incessante de Qaïn le privait de toute quiétude : celle qu’il aurait éprouvée s’il avait pu s'établir dans une ville une fois pour toutes.

Ceci faut pour le pêcheur à la vie. Avec l’aide de Facebook (ou autre outil similaire) qui lui offre l’opportunité d’un contact facile et potentiellement illimité, il cherche constamment à combler son agitation intérieure. En soi, le pêcheur à la vie est superficiel et dangereux. Plus exactement, en cultivant sa superficialité, il devient dangereux pour lui et pour son entourage, car il redistribue cette superficialité à l'envi.

Si on comprend cette idée, le remède tombe sous le sens. Pour aider une telle personne, il suffit de l’orienter vers sa richesse intérieure naturelle. Liée à sa propre vie, elle cessera d’être dépendante de celles des autres.

Notes

[1]  C'est-à-dire qu'il tomba tout simplement amoureux d'elle.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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