Différentes approches permettent d’aborder la spécificité de l’être humain. L’une d’elles est en relation avec le nom. En quoi le nom suffit-il à singulariser une personne ?
Dans le Livre des Psaumes, le roi David livre notamment ses états d’âme, évoquant les blessures du cœur plus que celles du corps. Mais ce n’est pas seulement de lui-même dont parle le doux chantre d’Israël (II Chmouel 23,1), ainsi nommé pour sa capacité à comprendre, à ressentir, à retranscrire les sentiments intimes de son peuple en particulier et de l’être humain en général.
Dénonçant la déconsidération dont il fut l’objet, il s’exclame : « Fils des hommes, jusqu’à quand mon honneur sera-t-il avili ? » (Tehilim 4,3). Nos Sages mettent en regard l’humiliation en question avec plusieurs versets où David est simplement appelé le fils d’Yichaï (I Chmouel 22,8). Celui-ci s’exclame enfin : « N’ai-je point de nom ? » (Rachi ad. ibid.).
N’ai-je point de nom ? C’est apparemment une question très terre à terre que pose le roi David. Il n’en est rien. Revendiquer son nom n’est ni insipide, ni vaniteux comme nous allons le comprendre. Ceci dit, pourquoi y tenir à ce point ? Est-il donc si dégradant d’être appelé « le fils de ton père », c’est-à-dire « le fils d’Yichaï », connaissant le niveau spirituel de cet homme, aussi appelé Na'hach, le serpent, en raison de sa piété. Comprenons, n’eût été la faute d’Adam orchestrée par le serpent et qui rendit en fin de compte l’homme mortel, Yichaï aurait vécu à jamais.
De toute évidence, le titre de « fils d’Yichaï » est honorifique. Pourtant, le roi David le refuse. N’ai-je point de nom ? Comme si être appelé par son propre nom valait mieux qu’être affilié à une référence étrangère, même prestigieuse.
Au fond, qu’est-ce qu’un nom ? Par extension, en quoi gagnerait-on à être appelé par son propre nom ? Pour commencer à le comprendre, il nous faut remonter à la Création.
L’Éternel-D.ieu forma, à partir de la terre, tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel. Il les amena devant l’homme pour voir comment celui-ci les nommerait. Et comme l’homme nommerait toute âme vivante, ainsi serait son nom. L’homme appela par des noms tout animal domestique, tout oiseau du ciel et toute bête sauvage.
Berechith 2,19-20
D.ieu créa de nombreuses espèces sur toute la face de la terre (ibid. 7,3) mais ne les nomma pas, laissant cette tâche au premier homme. Adam s’en acquitta en associant à chaque animal le nom qui exprimait au mieux son essence. Nous touchons à la beauté sublime du langage, qui n’est ni une succession de sons, ni un code élaboré. Le langage est une faculté métaphysique. Car nommer, décrire, raconter est l’apanage de la seule créature douée d’inspiration divine, de sagesse, d’intelligence et de connaissance (Chemoth 31,3) qui soit : l’être humain. Lui seul a cette capacité à nommer le monde de façon authentique, tel qu’il le perçoit. Ainsi que l’explique le Malbim, D.ieu dit aux anges de Service que la sagesse de l’homme est supérieure à la leur, car lui sut énoncer les noms de toutes les créatures vivantes.
Le Livre de Chemoth s’ouvre sur le dénombrement scrupuleux des fils d’Israël, famille par famille. Nos commentateurs font observer qu’un dénombrement figurait déjà à la fin du Livre de Berechith[1]. Chemoth succédant immédiatement à Berechith, il y a là une réelle répétition et quand la Torah se répète, ce n’est jamais anodin. Expression de la Volonté divine, la Torah est la création la plus sainte de l’univers. Elle en constitue même le plan, puisque D.ieu a regardé dans la Torah puis a créé le monde (I Zohar 161b). La Torah étant essentielle, n’est-il pas étonnant qu’elle s’attarde ainsi sur les noms des fils d’Israël venus en Égypte (…) : Reouven, Chim'on, Levi et Yehouda, Yissakhar, Zevouloun et Binyamin, Dan et Naftali, Gad et Acher (Chemoth 1,1-4) ? Voici bien comment la Torah souligne indirectement l’importance du nom, nous apportant en cela un début de réponse. Laissons à nos commentateurs le soin de nous éclairer encore davantage.
Bien qu’ils aient été dénombrés par leurs noms de leur vivant (à la fin du Livre de Berechith, ils sont à nouveau dénombrés après leur mort (au début du Livre de Chemoth) pour marquer leur affection[2]. Car ils sont comparés aux étoiles[3] que D.ieu fait sortir et rentrer en les comptant et en les appelant par leurs noms, comme il est écrit : Celui Qui fait sortir leurs armées (célestes) en les comptant, Il les appelle toutes par leurs noms (Yecha'ya 40,26).
Rachi ad. Chemoth 1,1
Tant d’étoiles nous entourent ! Même les plus éminents astronomes n’en connaissent qu’une infime minorité, qu’ils nomment de façon arbitraire. Quant à D.ieu, Il compte les étoiles du cosmos en appelant chacune de son nom véritable car pour Lui, l’amalgame n’existe pas. Comme en témoigne le verset du prophète[4], à Ses yeux chaque étoile, unique, mérite d’être nommée spécifiquement. Il en va ainsi de tout Juif et par extension de tout homme.
Complétant le commentaire de Rachi, le Sefath Emeth précise que les fils d’Israël sont comparés aux anges dont chacun porte également un nom particulier, comme notre Patriarche Ya'aqov en eut la révélation de leur propre bouche : « Nos noms changent suivant les missions dont on nous charge » (Berechith Rabba 78,4). De même, le nom de chaque Juif signale la vocation spécifique justifiant sa venue au monde. La vocation de chaque Juif, poursuit le Sefath Emeth, est de ne pas changer. Comment cela ? En ne déviant pas de sa mission, c’est-à-dire en veillant à ne pas accomplir la mission d’un autre par envie ou par commodité, et en venir ainsi à lui ressembler, à se prendre pour quelqu’un qu’il n’est pas. Au contraire, un Juif doit garder son « nom » précieusement et concentrer ses efforts sur la tâche qui lui incombe, sans chercher à emprunter le « nom » d’un autre… serait-il prestigieux.
Cet extrait est tiré du livre Et par elles, vous vivrez ! (tome 2), consacré au rapport à l'autre. Pour le découvrir, cliquez ici.